Origines du cinéma
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Lesarts7 | 10/18/2013 12:58:00 م |
دروس
Origines du cinéma
Le cinéma naît à la fin du dix-neuvième siècle. Dans de nombreux
articles et livres, on peut lire encore aujourd'hui, et plus
spécialement en France, que « les inventeurs du cinéma sont les frères Lumière1 ».
En fait, ils ont mis au point et fait construire une machine permettant
d'enregistrer et de projeter des vues photographiques en mouvement,
qu'ils ont baptisée le Cinématographe. Mais à l'époque, la presse, invitée aux premières projections Lumière, parle, non pas du Cinématographe, mais du « Kinétoscope (ou du Kinétographe) des frères Lumière2 ». Le 22 mars 1895, quand Louis Lumière présente son invention aux savants de la Société d'encouragement, il la leur nomme « Kinetoscope de projection3 »,
les appareils de prise de vues et de visionnement d'Edison sont cités
en références, ils préexistent au Cinématographe des frères Lumière, qui
apparaît comme un concurrent.
En français, l'apocope de la marque déposée Cinématographe, le
cinéma, va s'imposer dans le langage courant en quelques années. Mais
dans les autres pays, ce sont les moving pictures, les movies, et aussi le Kino. L'Encyclopédie Larousse affirme : « Ce
retentissement mondial conduira de nombreux historiens à considérer le
28 décembre 1895 comme la date de naissance du cinéma4 ». Elle évoque la projection que les frères Lumière organisèrent à Paris, pour le grand public, dans le Salon indien du Grand Café, au no 14 du boulevard des Capucines, mais ce n'était pas la première fois que des « vues photographiques animées », ainsi que les appellent Louis Lumière5,
étaient montrées en public. Certes, le succès des projections du Grand
Café donne un nouveau départ à l'exploitation des films, telle qu'Edison
la pratiquait encore en 1895, explique avec humour Édouard Waintrop, critique de cinéma et délégué général de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes, « Alors
que monsieur Edison a mis au point une petite boîte avec un éclairage
très faible, qui permet à seulement une ou deux personnes isolées
d'expérimenter ce phénomène d'images animées, les Lumière ont choisi un
système qui permet de faire partager l'expérience à toute une assemblée6 ».
Faire des deux inventeurs les pères du cinéma, est abusif. En faire les
initiateurs des premières projections animées sur grand écran ne l'est
pas moins, puisque c'est leur compatriote Émile Reynaud qui, le premier, en 1892,
organise devant une assemblée publique les projections des premiers
dessins animés. Les frères Lumière eux-mêmes n’en revendiquaient pas
autant et corrigeaient l'affirmation qui faisait d'eux les seuls
inventeurs du cinéma, ainsi que le rapporte Maurice Trarieux-Lumière,
petit-fils de Louis Lumière et président de l'Association Frères
Lumière : « Mon grand-père a toujours reconnu
avec une parfaite probité, j'en porte témoignage, les apports de
Janssen, Muybridge et Marey, inventeurs de la chronophotographie,
Reynaud, Edison et surtout Dickson7 ». L’Institut Lumière précise : « Ce
sont bien les Lumière qui ont inventé le Cinématographe, dernier
maillon achevé d'une longue chaîne de découvertes dont Louis Lumière
s'est toujours senti redevable 8 ».
Construire la machine appelée « le Cinématographe » ne revient pas à inventer ce qui est au cœur du 7e
art, son essence même : les films (d'après une déclaration signée de
Dickson, c'est Edison qui, le premier, adapte le mot anglais film
aux œuvres de cinéma). Pas de films, pas de cinéma ! Et le couple
Edison-Dickson est bien à l'origine des premiers films du cinéma, ainsi
que le dit haut et fort Laurent Mannoni, conservateur à la Cinémathèque
française des appareils du précinéma et du cinéma : les premiers films
ont été enregistrés par le « Kinétographe (en grec, écriture du mouvement) : caméra de l’Américain Thomas Edison, brevetée le 24 août 1891, employant du film perforé 35 mm
et un système d’avance intermittente de la pellicule par "roue à
rochet". Entre 1891 et 1895, Edison réalise quelque soixante-dix films9 ».
Les quatre étapes fondamentales de l'invention du cinéma, donc de ce
qui fait l'objet même de la création cinématographique : les films, si
l'on excepte l'invention de la gélatine argentique10,
une émulsion gélatineuse - faite à partir d'éléments d'origine animale -
contenant une suspension de cristaux de bromure d'argent, fondement de
la photographie argentique) qui concerne en premier chef la photographie, peuvent se classer ainsi :
- 1888 : l'Américain John Carbutt invente un support souple et transparent, en nitrate de cellulose, le celluloïd, en bandes de 70 mm de large commercialisées par l'industriel George Eastman11.
- 1891 : l'Américain Thomas Edison, secondé par William Kennedy Laurie Dickson, conçoit le film 35 mm, aux perforations rectangulaires, tel que nous le connaissons encore de nos jours. Les deux hommes mettent au point le Kinétographe, appareil de prises de vues, et le Kinétoscope, appareil de visionnement individuel12. Ils enregistrent les premiers films du cinéma, et peuvent les montrer en mouvement au public avec le Kinétoscope.
- 1892 : le Français Émile Reynaud conçoit le premier dessin animé du cinéma, qu'il dessine directement sur un support celluloïd Eastman de 70 mm, sans gélatine argentique, et entreprend, à l'aide d'une machine de sa conception, le Théâtre optique, les premières projections publiques d'images en mouvement sur grand écran13. Il commande la première musique originale composée exprès pour un film14.
- 1895 : les Lyonnais Louis et Auguste Lumière, plus connus sous l'appellation des frères Lumière, synthétisant les découvertes de leurs prédécesseurs, conçoivent le Cinématographe, un appareil capable d'enregistrer des images photographiques en mouvement sur un film Eastman de 35 mm aux perforations rondes (abandonnées depuis), et de les restituer en projection. Ils organisent les premières projections publiques payantes d'images photographiques en mouvement sur grand écran2, ou du moins celles qui auront le plus grand retentissement mondial, car avant elles, d'autres projections du même type ont eu lieu, à Berlin (Max Skladanowsky et son frère Eugen, avec leur Bioskop) et à New York (Woodville Latham avec son Eidoloscope).
Précinéma
Pour désigner les recherches qui précèdent l’invention des premiers
films de cinéma, et qui n'utilisent pas le film souple de celluloïd, on
parle de précinéma15. Et la date de 1888
peut être retenue comme séparation entre le précinéma et le cinéma,
l'invention du film souple en celluloïd par John Carbutt et sa
commercialisation par l'industriel George Eastman en 1888 sous la forme de rouleaux de 70 mm de large étant la condition sine qua non pour amorcer un spectacle qui allait devenir une industrie culturelle.
Certains historiens du cinéma, comme l'Américain Charles Musser16,
n'ont pas la même définition du précinéma, et classent Edison et
Reynaud dans cette catégorie, au motif que le mode de visionnement
d'Edison n'était pas la projection, et que la pellicule de Reynaud
n'était pas la pellicule 35 mm que nous connaissons encore aujourd'hui, mais le 70 mm. Mais, si l'on se base sur ces remarques, la pellicule 35 mm
à perforations rondes à raison d'un seul jeu par photogramme des frères
Lumière n'était pas non plus la pellicule standard de cinéma (à deux
jeux de quatre perforations rectangulaires par photogramme). Ce qui
conduirait de façon absurde à mettre l'invention des frères Lumière dans
le précinéma.
Théories sur le mouvement
Le phénomène de la persistance rétinienne est observé au XVIIIe siècle par le Franco-Irlandais Chevalier d'Arcy
qui fabrique un disque rotatif sur le périmètre duquel est fixé un
charbon ardent. À partir d'une vitesse de rotation de sept tours à la
seconde, le charbon ardent donne l'illusion d'un cercle lumineux
continu, « qu'il ne pouvait être attribuée qu'à la durée de la sensation17 ». La « sensation qui dure »,
qu'on appelle la persistance rétinienne, est souvent considérée, à
tort, par les cinéphiles et le grand public comme étant la base de la
perception du mouvement au cinéma18. En réalité, ce phénomène physiologique passif, lié à la rétine, intervient secondairement.
En 1830, une expérience du Britannique Michael Faraday, utilisant une roue dentée en rotation (sorte de scie circulaire en bois, en carton, ou en métal léger, appelée depuis roue de Faraday),
démontre que si on regarde la roue en mouvement, l'œil n'arrive pas à
identifier chacune des dents, il perçoit la roue comme un disque continu19.
En revanche, si on observe l'image de cette roue dans un miroir à
travers les dents, le cerveau perçoit la roue comme étant immobile, les
dents paraissant bien séparées l'une de l'autre. C'est ce que le Belge Joseph Plateau remarque lui aussi en 1832,
et qu'il interprète comme preuve de l'existence de la persistance
rétinienne. Pour obtenir cette sensation, il remarque par
expérimentation qu'il est nécessaire que la roue tourne à raison de 12
dents passant en un point en une seconde20, proche des 7 tours par seconde déterminés par le Chevalier d'Arcy17. Voulant démontrer sa théorie, Joseph Plateau fabrique la même année son Phénakistiscope avec des vignettes dessinées. Plateau imagine que « si
la vitesse est assez grande pour que toutes ces impressions successives
se lient entre elles et pas assez pour qu'elles se confondent, on
croira voir chacune des petites figures changer graduellement d'état20 ».
L'interprétation de Joseph Plateau est exacte en ce qui concerne la
vision de la roue vue directement, quand le disque semble être continu,
sans dents, car la persistance rétinienne provoque un effet de flou,
comme le fait un appareil photo lorsqu'il prend au dixième de seconde,
ou au cinquantième de seconde un cliché d'un personnage en mouvement
rapide (course ou saut) : les bras et les jambes ne sont pas visibles en
détail sur la photographie, mais apparaissent comme une masse floue.
Tous les photographes, même amateurs, connaissent ce phénomène dont le
remède est simple : choisir une exposition plus courte, centième de
seconde, ou mieux, millième de seconde.
Mais le second phénomène (la roue en mouvement qui paraît immobile
quand elle est vue dans le miroir à travers la rotation des dents) est
donné par une autre caractéristique de la perception humaine, découverte
par Max Wertheimer 21 au début du vingtième siècle, que l'on appelle « l'effet bêta » (confondu encore aujourd'hui avec l'effet phi,
autre phénomène mis en lumière également par Wertheimer), un phénomène
d'interprétation de la vision par le cerveau, qui explique notre
perception des images animées en mouvement22.
C'est la capacité du cerveau à identifier deux lumières clignotantes,
éloignées l'une de l'autre, comme étant un seul objet lumineux qu'il
croit voir se déplacer.
« Un bon exemple est donné par les flèches géantes lumineuses fixes décalées l’une derrière l’autre, en cascade, qui signalent sur les autoroutes un resserrement de la circulation ou une déviation, et qui s’allument et s’éteignent les unes après les autres, donnant l’illusion d’une flèche unique qui se déplacerait dans le sens indiqué23. »
C'est l'effet bêta qui donne l'illusion que l'image de chaque dent de
la roue de Faraday est liée à l'image de la dent précédente, et ainsi
de suite, donnant l'impression - dangereuse ! - que la roue est
immobilisée. L'image vue dans le miroir est en réalité un leurre, une
illusion donnée par la zone corticale postérieure du cerveau, cette zone
qui analyse la vision et la transforme en perception, une
interprétation de la vision. L'immobilité apparente explique comment le
cerveau perçoit la succession des nombreux photogrammes d'un film comme
faisant partie du même objet, ignorant qu'il s'agit d'une succession
d'objets distincts. C'est ainsi que le cerveau interprète la vision des
différentes positions d'un personnage dans un film, suite de
photogrammes fixes, comme étant le personnage en mouvement.
Pour contrarier le phénomène de la persistance rétinienne qui
apporterait un flou rendant impossible la perception de chaque position
de la roue, par un effet de masque contrariant l'image suivante, ce sont
les dents elles-mêmes, à travers lesquelles on doit regarder l'image,
qui interrompent cette persistance, l'effacent en quelque sorte, c'est
la fréquence de rafraîchissement, comme on le dit pour un écran d'ordinateur.
Et c'est pour cette raison que dans l'un de ces jouets scientifiques
qui sont inventés au cours du dix-neuvième siècle, appelés jouets
optiques, on regarde la succession des vignettes dessinées à travers des
fentes ou par le biais de miroirs en rotation, le passage entre chaque
fente ou entre chaque face de miroir assurant par obturation le
rafraîchissement de la vision du spectateur. Au cinéma, c'est le rôle de
l'obturateur - rotatif ou à guillotine pour certaines caméras - dans les caméras et les appareils de projection24.
L'universitaire Jacques Aumont souligne bien, dans ses études sur le
cinéma, le handicap paradoxal que présente la persistance rétinienne au
niveau de la perception du mouvement et la nécessité de l'effacer à
chaque changement de photogramme :
« L'information détaillée serait temporairement supprimée à chaque noir entre photogrammes successifs (ndlr : le noir qui correspond au passage de l'obturateur devant l'objectif pour masquer le déplacement de la pellicule, et qui enregistre une séparation noire entre chaque photogramme) et ce masquage serait précisément ce qui expliquerait qu'il n'y ait pas accumulation d'images persistantes dues à la persistance rétinienne25. »
Les insectes, aux liaisons nerveuses ultra-courtes, perçoivent le monde en moyenne à raison de 300 images par seconde26.
Ils ne verraient, s'ils désiraient aller au cinéma, qu'une succession
paresseuses d'images différentes mais parfaitement immobiles.
Le mouvement décomposé
Les "jouets de salon", qu’affectionnait un riche public, visaient à
développer la curiosité scientifique dans l’esprit des enfants de bonne
famille. Le Phénakistiscope de Joseph Plateau est un jouet de salon, un jouet optique :
-
-
un Folioscope photographique moderne, adaptation du Flipbook de l'Anglais John Barnes Linnett (1868)
-
-
Il est nécessaire de préciser que Muybridge et son célèbre équivalent français Étienne-Jules Marey,
mettent au point diverses machines ou procédés optiques dans un but
plus scientifique que commercial, pour tenter de décomposer, et ainsi
d'étudier, les mouvements des êtres humains ou des animaux, et en
général tout phénomène trop rapide pour être analysé par le regard
(exemples : chute d'une goutte d'eau, explosions ou réactions
chimiques).
« Cette connaissance ne pouvait être acquise par l’observation simple, car l’attention la plus soutenue, concentrée sur l’action d’un seul muscle, a grand’peine à en saisir les phases d’activité et de repos, même dans l’allure la plus lente. Comment alors pourrait-on espérer de saisir à la fois l’action de tous les muscles des membres à toutes les phases d’une allure rapide27. »
Ils désirent montrer clairement, par une succession fulgurante de
photos, le mécanisme de la marche, de la course ou du saut chez l’homme,
ou comment l’oiseau actionne ses ailes, comment le chat retombe
toujours sur ses pattes, etc. Il n’est pas dans leurs intentions de
faire du spectacle à partir de leurs travaux ; la reconstitution
récréative du mouvement n'est pas leur premier souci. Le cofondateur des
Cahiers du cinéma, André Bazin, père spirituel de François Truffaut, remarquait avec pertinence :
« Le cinéma ne doit presque rien à l'esprit scientifique... Il est significatif que Marey ne s'intéressait qu'à l'analyse du mouvement, nullement au processus inverse qui permettait de le recomposer28. »
D’ailleurs, le défi scientifique protège ces photographes car leurs modèles s’activent devant l’appareil de prises de vues in puri naturalibus,
autrement dit complètement nus, et à l’époque victorienne, il était
impensable de présenter ces photos au grand public sans une solide
justification scientifique ou médicale (les peintures de nus ne sont pas
aussi scandaleuses que des nus en photos).
C’est sans doute un pari, lancé entre un riche propriétaire de
chevaux et des contradicteurs, qui permet à Eadweard Muybridge de monter
en 1878
une expérience coûteuse, sponsorisée par l’amateur de purs-sangs. Il
s’agit de savoir à quel moment, au cours de son galop, les pieds d'un
cheval quittent ensemble le sol. Par tradition, toute la peinture
équestre représentait, jusqu'à cette expérience, les quatre membres du
cheval en extension, comme s'il franchissait un obstacle29.
Muybridge aligne le long d’une piste de course douze puis vingt-quatre
chambres photographiques à l’obturation ultra-rapide (500e de
seconde), actionnées les unes après les autres par des fils métalliques
tendus en travers du passage d’un cheval au galop. Plusieurs essais
sont nécessaires. Au cours de l’un d’eux, le cheval entraîne les
chambres noires qui se brisent. Le système est transformé : les fils,
après avoir déclenché les instantanés, se détachent et évitent aux
appareils photo d’être balayés par le passage de l’animal30.
Les photographies obtenues prouvent qu'un cheval au galop ne quitte
jamais le sol en position d'extension des membres (sauf lors d’un saut).
Ses quatre sabots perdent tout contact avec le sol une seule fois, au
moment où ses jambes se rassemblent sous son corps.
Pari gagné grâce à la chronophotographie,
appellation qu'Étienne-Jules Marey a donnée à ses travaux. Pour appuyer
sa démonstration, Muybridge imagine en 1880 le Zoopraxiscope, qui part
de l'illusion du mouvement pour arriver, par ralentissement puis arrêt
de la machine, à décrire chaque phase du mouvement étudié. Il lance
aussitôt la vente de sa machine et de ses disques et commence par la
ville de San Francisco31. En 1893, Muybridge présente aux États-Unis, à l'Exposition universelle de Chicago,
une série de chronophotographies destinées au grand public, toujours
dans le même but pédagogique de montrer les différentes phases d'un
geste.
De son côté, Étienne-Jules Marey met au point, avec le même souci
scientifique de décomposer un mouvement trop rapide pour être analysé
par l’œil humain, son fusil photographique qui, en une seconde,
enregistre en rafale douze photographies sur de petits supports
circulaires en verre (comme un revolver). Le fusil photographique de
Marey est souvent à tort considéré comme la première caméra. La finalité
de ce dispositif n'était pas la reconstitution du mouvement, et les
douze vignettes négatives obtenues sur verre étaient examinées par les
scientifiques une par une, grâce aux tirages positifs séparés, ou
ensemble, grâce à une superposition des photographies32.
L'un des plus grands collectionneurs de films et de matériel de cinéma, James Card, le Henri Langlois (créateur de la Cinémathèque française) américain, qui a créé en 1948, dans la luxueuse et immense (50 pièces) maison de George Eastman à Rochester, le premier musée du cinéma, estime que l'histoire du cinéma devrait commencer en 1880, avec l'invention du Zoopraxiscope d'Eadweard Muybridge33.
L'intention est pertinente, car il est vrai que sans les travaux
scientifiques de Faraday, de Marey et de Muybridge, sans oublier William
George Horner, ce ne sont pas des industriels, aussi doués et curieux
que l'étaient Thomas Edison et les frères Lumière, ou un dessinateur
aussi astucieux et talentueux qu'Émile Reynaud, qui auraient permis
l'éclosion dans l'esprit humain d'une idée scientifique digne d'un fou :
enregistrer le mouvement de la vie, et le reproduire à volonté.
Mais il est difficile d'oublier les raisons qui poussaient aussi bien
Muybridge que Marey à divulguer les résultats de leurs expériences au
grand public, qui étaient d'enseigner des connaissances nouvelles ou de
rectifier des connaissances fausses. Il faut se souvenir que « la
chronophotographie (du grec kronos, temps, phôtos, lumière, et graphein,
enregistrer), rassemble des travaux de laboratoire qui visent à
suspendre le temps pour analyser le mouvement de sujets vivants, êtres
humains ou animaux, de ce que Marey nomme d’un terme magnifique, « la
machine animale ». Mais les adeptes de la chronophotographie ne
recherchent pas le spectaculaire, seule compte pour eux l’expérience
scientifique »34.
Le spectacle de cinéma ne pouvait en aucun cas être le résultat d'un
tel souci de recherche scientifique, même si l'invention du
Zoopraxiscope et sa commercialisation en direction du grand public
peuvent apparaître effectivement comme un premier pas vers ce spectacle.
En raccourci, c'est ce que fait de nos jours la Cité des sciences à
Paris, elle est une organisatrice de spectacles et d'expositions,
certes, mais son but n'est pas le spectacle, il est la sensibilisation
et l'initiation du public à la recherche scientifique.
Pourtant, de l'aveu même de Thomas Edison35,
ce sont les expérimentations de chronophotographie de Muybridge et de
Marey, ainsi que le Zootrope de William George Horner, qui lui ont
inspiré les recherches dont le terme sera l'invention du Kinétographe et
l'enregistrement des premiers films du cinéma.
Tentatives d'enregistrement du mouvement sur support argentique
Dans les années 1880,
partout dans le monde, de nombreux chercheurs travaillent à mettre au
point un système permettant l’enregistrement du mouvement sur un support
argentique, et sa restitution. Leurs motivations sont avant tout
commerciales, celui qui trouvera la machine adéquate verra sa fortune et
sa gloire assurées.
Le Français Louis Aimé Augustin Le Prince fabrique un appareil et en dépose le brevet en 1887.
C'est une variante inversée du fusil photographique de Marey,
produisant par rafale une série de 16 photographies prises par 16
objectifs dont l'ouverture se fait l'un après l'autre, devant autant de
plaques de verre enduite d'émulsion photosensible. Il remplace par la
suite les plaques, trop lourdes, par un ruban de papier enduit d’une
substance photosensible (quelques années plus tard, Edison et les frères
Lumière utiliseront aussi le papier pour leurs premières
expérimentations) et il fabrique ensuite un prototype d'appareil de
prise de vues à un seul objectif, le Mark2, avec un déplacement du ruban photo après photo. Le Prince réussit plusieurs essais, dont Le Pont de Leeds et Une scène au jardin de Roundhay
(qui sont des titres qu'il n'a pas donnés lui-même et qui sont apparus
cinquante ans plus tard dans un souci de classement), mais il n’arrive
pas à les projeter, ni même à les visionner en mouvement, elles restent
une série de photographies, semblables aux résultats de la
chronophotographie, et même en deçà, puisque Muybridge est capable, lui,
de boucler le cycle "enregistrement-reproduction" avec son
Zoopraxiscope, et cela, dès 1880. Ainsi, l'expérimentation de Le Prince tourne court. Bien sûr, il fait breveter en France son appareil à objectif unique, le Mark2,
qui est sans doute la première vraie caméra de cinéma, mais le dépôt
d’un brevet n’est pas un garant de la finalité d’une invention, et donc
de sa réalité concrète, et ce qui est certain, c'est que Le Prince n'a
pas breveté d'appareil de visionnement. Même les Anglais, qui défendent
l'idée qu'il est l'inventeur du cinéma, constatent dans l'article Wikipedia qu'ils consacrent au personnage, où ils énumèrent ses inventions et les brevets déposés, que l'appareil LPP Type-3,
le projecteur au développement duquel Le Prince travaillait au moment
de sa disparition, n'a fait l'objet d'aucun dépôt de brevet, et qu'il
n'était donc pas opérationnel36.
Cependant, il est certain que si le chercheur n'avait pas disparu mystérieusement corps et âme en 1890
après être monté dans un train Dijon-Paris, il aurait poursuivi ses
recherches et aurait bénéficié, comme Thomas Edison et plus tard des
frères Lumière, du support souple transparent de John Carbutt, mais le
sort en avait décidé autrement.
Les essais de Le Prince ont été reportés en 1930 sur du film souple 35 mm, alors que le cinéma était déjà adulte et en plein essor, et Une scène au jardin de Roundhay,
par exemple, peut être visionnée depuis comme une curiosité du
précinéma, mais Louis Aimé Le Prince n'a jamais eu l'occasion de la
regarder en mouvement. Primo : les bandes en papier sont très fragiles,
et si elles réussissent à résister au passage unique dans un appareil de
prise de vue, en revanche elles ne sauraient résister aux visionnements
répétés. Secundo : les bandes en papier ne sont pas assez transparentes
pour permettre une projection, même de qualité médiocre. Plus tard,
Thomas Edison et Dickson, avec leurs nombreux essais sur papier qu'ils
surnomment avec humour "Monkeyshines"37,
puis à leur suite les frères Lumière, ne prétendront jamais avoir fait
des projections sur grand écran avec leurs essais sur support papier.
L'Institut Lumière évoque les essais préliminaires de Louis Lumière et
de Charles Moisson, « Les essais retrouvés sont des bandes de papier sensibilisé au standard de 35 mm de largeur, tout comme les films Edison8 ».
Un autre Français, Georges Demenÿ,
professeur de gymnastique, est engagé par Étienne-Jules Marey, auprès
de qui il expérimente la chronophotographie en tant que spécialiste des
mouvements du corps. Il se brouille avec Marey quand il lui propose
d’infléchir ses recherches vers le marché du grand public en
commercialisant les résultats de certaines prises de vues. Marey, qui ne
jure que par la science, le met à la porte. Demenÿ vient de fabriquer
une machine, le Phonoscope,
qui ressemble à un jouet de salon, dont les dessins sont remplacés par
des photographies successives. Ces photographies sont prises séparément,
selon la technique Marey-Muybridge, et reportées sur du support
celluloïd Eastman que Demenÿ découpe en autant de photographies
transparentes, semblables à des diapos, qu’il dispose sur le pourtour
d'un disque en verre d’un diamètre de 42 cm
mis en rotation devant une boîte à lumière. Selon le principe des
Zootrope ou Phénakistiscope, le personnage photographié semble bouger.
Demenÿ fait l'article :
« On peut ainsi, dans les familles, conserver des traces vivantes des ancêtres, il suffira d'un tour de manivelle pour faire voir aux enfants leurs grands-parents et revoir ses propres grimaces de nourrisson38. »
Il enregistre deux sujets : un personnage (lui-même) disant face à
l’objectif : "Vive la France !" et un autre : "Je vous aime !", qui
durent le temps de chaque phrase. Il présente ces sujets en 1892 devant un industriel, Léon Gaumont,
faisant prononcer les mots par un partenaire dissimulé derrière
l’écran. Léon Gaumont est intéressé mais le pousse à mettre au point une
machine qui sortirait du modèle des jouets de salon, et permettrait une
prise de vue continue. L'industriel rêve de commercialiser des
photographies animées, il achète le Phonoscope, afin d’encourager
Demenÿ, et le rebaptise Bioscope. Sous son égide, Demenÿ sort en 1896 une caméra pouvant se transformer en appareil de projection, semblable à celle des frères Lumière, le Biographe, qui utilise du film Eastman de 60 mm
de large, sans perforations, mis en mouvement par des pinces, qui est
supplanté par le procédé Lumière, puis perforé au format Edison, piraté,
et entraîné par une came battante38. Le procédé est pratiquement tout de suite abandonné.
Les premiers films du cinéma
C’est en 1891 que l’Américain Thomas Edison, l’un des inventeurs de l’ampoule électrique et le concepteur et fabriquant du Phonographe, qui, le premier, avec l’aide de son collaborateur William Kennedy Laurie Dickson35,
réussit des prises de vues photographiques animées et leur présentation
au public. Le chercheur, devenu presque sourd pendant son adolescence,
rêve de coupler au Phonographe une machine qui permettrait d’enregistrer
l’image d’un chanteur ou d’un orchestre interprétant une chanson ou un
air d’opéra.
« On pourrait ainsi assister à un concert du Metropolitan Opera cinquante ans plus tard, alors que tous les interprètes auraient disparu depuis longtemps35. »
Comme Le Prince, Edison utilise dès 1888
du papier enduit d’une substance photosensible qu’il enroule autour
d’un cylindre identique à celui du premier Phonographe. Après la prise
de vue, la feuille de papier est découpée, à la manière d’une pelure
d’orange, et donne un long ruban de papier portant les photogrammes
dans leur ordre chronologique. Mais comme Le Prince, Edison et Dickson
ne peuvent pas visionner ce fragile ruban et restituer le mouvement
enregistré39.
Une invention fondamentale arrive à point nommé. Celle de l’Américain John Carbutt qui, en 1887, invente un film souple en celluloïd, que l'industriel George Eastman met sur le marché en 1888, débité en rouleaux de 70 mm
de large enduits ou non de substance photosensible. Pour sa part,
Étienne-Jules Marey adapte aussitôt sa chronophotographie au nouveau
support. De leur côté, Edison et Dickson créent ce qui va devenir vingt
ans plus tard le format standard des prises de vues cinématographiques.
Ils débitent le film Eastman sur sa longueur en deux rubans de 35 mm. Edison, qui dans sa jeunesse avait été un habile opérateur du télégraphe électrique, était familiarisé à la présence de perforations sur le ruban de papier de l’invention de Samuel Morse, qui assuraient l'avancée du message40. Il dote la bande de 35 mm
d’une puis de deux rangées de perforations rectangulaires (4
perforations de part et d'autre de chaque photogramme) dont il prend
soin de déposer le brevet41.
D’après les croquis d’Edison, Dickson fabrique le Kinétographe, une
caméra lourde et encombrante, qui nécessite un branchement électrique
pour activer son moteur. Mais elle a le mérite de bien fonctionner. La
pellicule, sous forme d'un bobineau, avance par intermittence, grâce à
un mécanisme d'échappement alternatif (Dickson a répertorié et essayé
tous les systèmes : croix de Malte, roue à rochet, came excentrique,
échappement à ancre commandé par un électro-aimant, etc.). La pellicule
marque un temps d'arrêt très court dans l'axe optique de l'objectif,
tandis qu'un obturateur rotatif, fermé pendant le déplacement de la
pellicule, s'ouvre durant son immobilisation, assurant la prise de vue.
La pellicule impressionnée se rembobine ensuite42.
Parallèlement, les deux hommes mettent au point un appareil pour voir
les futurs films, c’est le Kinétoscope, un coffre en bois sur lequel le
spectateur s’appuie et peut visionner individuellement un film qui se
déroule en continu, entraîné par un moteur électrique, devant une boîte à
lumière. L'utilisateur observe le film à travers un œilleton et un jeu
de loupes grossissantes. Le mouvement est restitué par le passage d’un
obturateur circulaire, synchronisé avec l’entraînement du film grâce aux
perforations, qui dévoile les photogrammes les uns après les autres, à
la cadence de 18 unités par seconde, mais Dickson utilise des plus
fortes cadences (en prise de vues et en projection) pour montrer la
machine à des visiteurs de marque, plus il y a d'images, plus le
mouvement est précis, et la quantité d'images absorbées (165 600 à
l'heure!) impressionne les invités43.
Entre 1889 et 1890, plusieurs essais sont concluants, dont l'immortalisation d'une poignée de mains entre Dickson et son assistant William Heise après leur premier film réussi, un simulacre de combat de boxe qu'ils miment en riant - essais qui sont tous conservés à la Librairie du Congrès
- mais Edison choisit d'attendre encore pour rendre public ses essais,
il s'illusionne de pouvoir arriver enfin à coupler l'image et le son, ce
qui est son but ultime. Mais il rencontre dans ses expérimentations des
difficultés insurmontables à son époque et décide de faire connaître
son invention au grand public, en l'état. En 1891, Dickson se filme lui-même, saluant d’un coup de chapeau les futurs spectateurs. C’est le premier film du cinéma, Le Salut de Dickson, d'une durée de moins de dix secondes dont il nous reste à peine deux secondes. Il est présenté le 20 mai 1891 devant une assemblée de cent-cinquante militantes de la Federation of Women’s Clubs.
Le succès est au rendez-vous, les spectatrices, individuellement ou
deux par deux, se pressent autour des Kinétoscope et visionnent
plusieurs fois chacune Le Salut de Dickson, manifestant leur étonnement et leur satisfaction44.
Le cycle recherché de l'enregistrement du mouvement et de sa
restitution est enfin chose acquise, la date est certifiée par cette
présentation publique, le premier film du cinéma est celui d’Edison et
de Dickson. Mais pour Edison, le but à atteindre est encore de réussir à
coupler la prise de son à la prise de vue, et il porte ses efforts
essentiellement sur cette recherche. Cependant, il tient à exploiter ce
premier résultat et fait tourner près de soixante-dix films,
essentiellement entre 1893 et 1895 45. L'historien du cinéma Georges Sadoul affirme dans son Histoire du cinéma mondial que « les bandes tournées par Dickson sont à proprement parler les premiers films »13mais dans le même ouvrage, il délivre un impressionnant Essai de chronologie mondiale, cinq mille films de cinquante pays, qu'il commence en 1892, avec les projections d'Émile Reynaud. L'historien tient donc compte à la fois des essais de Dickson entre 1888 et 1891 (y compris Le Salut de Dickson, qu'il estime n'être qu'un essai) et des Pantomimes lumineuses de Reynaud46.
Edison ouvre un peu partout sur le territoire américain des Kinetoscope Parlors,
des salles où sont alignés plusieurs appareils chargés de films
différents qu’on peut visionner moyennant un droit d’entrée de 25 cents.
Ce sont les premières vraies recettes du cinéma. C’est Laurie Dickson
qui est chargé de diriger les prises de vues, il est ainsi le premier réalisateur
de l’histoire. Pour filmer des danseurs, des acrobates, des mimes, des
combats de coqs ou de chats, etc, Dickson construit le premier studio de
cinéma, la Black Maria
(surnom populaire des fourgons de police, noirs et inconfortables) car
elle est recouverte de papier goudronné noir dont l’effet à l’intérieur
est celui d’une serre surchauffée. Le petit bâtiment à toit ouvrant est
posé sur un rail circulaire et peut s’orienter en fonction de la
position du soleil, car la lumière du jour est le seul éclairage
utilisé. Chaque prise de vues est d'une durée maximale de 60 secondes,
le film est composé d'une seule prise de vues, un unique plan.
Au début, les films Edison relèvent plutôt du music-hall et des attractions de foire. Le cirque de Buffalo Bill vient même effectuer plusieurs danses indiennes35. L'historien américain Charles Musser note :
« Le sexe et la violence figurent en bonne place dans les films américains primitifs (ndlr : d'Edison-Dickson). En fait, ces sujets doivent beaucoup au système de visionnement individuel des films avec le Kinétoscope (dont l'appellation commerciale est très exactement kinetoscope peep show machine) : ils montrent très souvent des divertissements susceptibles de heurter la conscience religieuse de certains Américains47. »
Parfois, les réactions sont violentes, et vont jusqu'à la destruction
des appareils et des films. Plus souvent, un bandeau est exigé au
tirage des copies pour dissimuler plus ou moins les zones scandaleuses
des sujets. Ainsi, une danse du ventre, bien que hypocritement désignée
comme Danse du muscle, comporte deux bandeaux blancs
surimpressionnés au niveau du bas-ventre et au niveau de la poitrine de
Fatima. L'original, heureusement, a été conservé. Des combats de coq, de
chiens, de chats, mais aussi des combats de boxe, des épreuves de "bras
de fer", font partie de l'offre, et certaines machines sont chargées de
bobineaux que seuls les messieurs sont autorisés à regarder48.
Les femmes ne seront pas oubliées, mais plus tard, quand les
Américains seront passés, après les frères Lumière, à la projection sur
grand écran. Le premier long-métrage du cinéma, Le Combat de James John Corbett et Bob Fitzsimmons, qui durait 90 minutes (dont il reste quelques extraits assez longs et représentatifs), filmé par la Veriscope Company en mars 1897 à Carson City dans le Nevada,
avec trois caméras et un film spécial du type format "panoramique",
plus propice - semble-t-il, à une vue d'ensemble du ring, a été projeté
en public trois mois plus tard, le temps de fabriquer des appareils de
projection capables de fonctionner aussi longtemps. Charles Musser
affirme que dans les salles, le public féminin, dont la présence était
interdite autour des combats de boxe réels, formait 60% des spectateurs.
Il remarque avec humour que les femmes pouvaient ainsi « avoir une idée de ce qui excitait les hommes quand ils étaient entre eux49 », un secret qu'elles découvraient avec une certaine excitation.
En 1895, le succès des films de Louis Lumière,
tous tournés en extérieurs naturels, oblige Edison à déserter la Black
Maria. Il allège sa caméra en supprimant le moteur électrique et il
adopte la manivelle qu'utilisent les caméras Lumière.
Le Kinétoscope attire de nombreux curieux, mais Edison, dans
l’euphorie de la victoire, oublie de déposer le brevet de son appareil,
une faute stupéfiante de la part d’un homme pourtant tatillon et
procédurier. Les contrefaçons vont aussitôt se développer dans le monde
entier, Edison n’y pouvant mais. « À ce moment-là, il était bien entendu déjà trop tard pour protéger mes intérêts50 », écrit-il dans ses mémoires. Pourtant, il organise à Paris, durant l’été 1894, une démonstration publique du Kinétoscope, à laquelle assiste Antoine Lumière,
le père des deux frères, qui revient à Lyon et oriente ses fils vers la
conception de machines équivalentes du Kinétoscope et du Kinétographe.
L'Institut Lumière est particulièrement clair à ce sujet :
« Il est bien difficile de déterminer précisément le moment à partir duquel les frères Lumière ont commencé à travailler sur la projection d’images animées, leurs souvenirs sur ce point étant contradictoires. Le Kinétoscope Edison est en revanche toujours cité comme point de départ de leurs réflexions visant à rendre visible par un public, et non plus individuellement, des images animées : ce n’est donc qu’à partir de septembre 1894 qu’ils ont pu, ou leur père Antoine, voir cette nouvelle attraction à Paris8. »
C’est ainsi que le 26 décembre 1894, on peut lire dans le quotidien Le Lyon républicain :
C'est la preuve irréfutable de l'antériorité des machines et des films du chercheur américain sur ses concurrents français.
Les premières projections du cinéma sur grand écran
Dès le dix-septième siècle — où le public découvre le mystère de la lanterne magique —,
au dix-huitième siècle et durant tout le dix-neuvième siècle, la
projection sur écran blanc ou sur tulle, d’images fixes, de dessins puis
de photos, est déjà une attraction qui frappe les esprits de tous les
milieux, modestes ou aisés. À tel point que l’historien du cinéma
Charles Musser, dans son volumineux livre L’Émergence du cinéma, appelle le premier chapitre qui traite des projections dans les siècles précédant le cinéma, Vers l’histoire d’un monde de l’écran52. Le succès des fantasmagories
et des apparitions de spectres au théâtre et au music-hall, influence
le commerce des machines qui reproduisent le mouvement à partir de
dessins (jouets de salon). Les clowns qui grimacent, les corps qui se
contorsionnent monstrueusement ou se métamorphosent comme par miracle,
sont des sujets qui se vendent bien.
En 1877,
Émile Reynaud, professeur de sciences et photographe, crée son « jouet
de salon », le Praxinoscope, dont il dessine lui-même les vignettes,
amusantes ou poétiques. Le Praxinoscope rencontre tout de suite la
faveur du public et le dernier modèle permet même la projection des
dessins sur un petit écran, car Reynaud pense que son art ne peut
atteindre son apogée qu’en reprenant l’effet magique des lanternes
lumineuses. Mais, comme tous les "jouets de salon", ses sujets sont en
boucle : le geste, la pirouette, la transformation, ne durent qu’une à
deux secondes. En 1892,
un an après les premiers films d’Edison, dont la durée n’est pas plus
longue, Reynaud entreprend de fabriquer un projet ambitieux qui l’obsède
depuis quelque quinze années : une machine qui permettrait de projeter
sur un grand écran, en donnant l’illusion du mouvement, des dessins qui
racontent une vraie histoire d’une durée de deux à trois minutes. Avec
patience, il dessine et peint sur un long ruban de celluloïd des
établissements Eastman, d’une largeur de 70 mm,
plusieurs centaines de vignettes qui représentent les différentes
attitudes de personnages en mouvement, confrontés les uns aux autres. Sa
technique est le début de ce que l’on appellera les dessins animés, et le mouvement reconstitué classe bien son spectacle dans la catégorie des films, donc du cinéma53.
« Les spires de la bande, enroulées autour d’une bobine débitrice et d’une bobine réceptrice, sont séparées l’une de l’autre par deux solides bandes de tissus qui bordent le support de celluloïd à l’égal d’une ganse et qui empêchent les dessins coloriés d’adhérer les uns aux autres. Chacune des vignettes en celluloïd est opacifiée autour des personnages par une couche dorsale de peinture noire comme dans la technique de la peinture sur verre, seuls les personnages sont transparents. Les dessins coloriés sont projetés par rétro projection sur un écran de tulle transparent, grâce à des miroirs tournant devant une lanterne à pétrole qui éclaire violemment à travers chaque dessin, comme fonctionnait déjà le Praxinoscope de projection. Les bandes comportent une unique perforation centrale entre chaque dessin. Ce ne sont pas les perforations qui font défiler la bande, ce sont les bobines quand on les mouline à la main. Les perforations ont une mission particulière, celle d’entraîner, de faire tourner en synchronisme avec le défilement de la bande, les miroirs qui permettent de projeter les vignettes les unes à la suite des autres. La projection n’est pas très lumineuse mais, dans l’obscurité, sa pâle clarté sied bien aux sujets charmants des bandes de Reynaud et à leurs tons pastel. Les personnages sont dessinés en pied et ils évoluent devant un décor lui aussi dessiné, projeté par une seconde lanterne54. »
La projection séparée du décor permet à Reynaud d’économiser sa peine
en évitant de reproduire le même décor des centaines de fois. Cette
séparation décor-personnages est toujours de mise dans les dessins
animés modernes.
En octobre 1892, Émile Reynaud présente à Paris, dans le sous-sol du Musée Grévin, ce qu’il baptise le Théâtre optique, où sont projetées ses Pantomimes lumineuses,
ainsi qu’il appelle ses films. Le Théâtre optique d’Émile Reynaud
innove considérablement par rapport à Thomas Edison en inaugurant les
premières projections de films animés. Contrairement au visionnage
solitaire des Kinétoscope, le public du Théâtre optique est rassemblé
pour suivre l’histoire projetée sur l’écran. Ainsi, le Musée Grévin peut
s’enorgueillir d’avoir été la première salle de projection de cinéma,
trois ans avant les projections des frères Lumière.
Succès du Cinématographe Lumière
Durant l’été 1894,
lors d’un voyage à Paris, Antoine Lumière assiste à l’une des
projections animées du Théâtre optique d’Émile Reynaud au Musée Grévin,
au no 10 du boulevard Montmartre. Puis il se rend à une démonstration du Kinétoscope, organisée à quelques centaines de mètres au no 20 du boulevard Poissonnière. Les représentants d’Edison lui offrent un échantillon d’une trentaine de centimètres du film de 35 mm perforé de l’industriel américain. « Émerveillé par le Kinétoscope d'Edison7 »,
Antoine revient à Lyon, persuadé que le marché des machines
d’enregistrement et de représentation des films en mouvement est à
portée de main et que ce marché est riche de promesses commerciales. Les
projections du Théâtre optique et les réactions du public l’ont
convaincu que l’avenir n’est pas dans le Kinétoscope, vu par un seul
spectateur à la fois, mais dans un procédé du type de celui de Reynaud,
projetant sur un écran des vues animées, devant un public assemblé. Dans
une interview conservée à l'Institut national de l'audiovisuel
(INA), Auguste Lumière raconte comment son frère Louis a eu dans la
nuit l'idée du mécanisme du Cinématographe. Il commence par se rappeler
ces années, « Ce n'est pas sans émotion que je
reviens à cette époque lointaine où le Kinétoscope d'Edison avait été
livré à la curiosité publique55 ».
Pour Auguste, c'est évident, la nouveauté, le bouleversement, c'était
les films d'Edison. L'Institut Lumière relate cet événement à sa façon :
« À l'automne 1894,
Antoine Lumière s'adresse à ses deux fils Louis et Auguste pour leur
demander de s'intéresser à ces images animées sur lesquelles Thomas
Edison et quelques autres pionniers magnifiques butaient alors8 ». Cette affirmation officielle est une contrevérité car, à l’automne 1894,
Thomas Edison a déjà accumulé soixante-dix films de 40 à 60 secondes
chacun, tournés à l’aide du Kinétographe, que l’on peut voir en
mouvement grâce au Kinétoscope56. Edison ne "bute" pas sur le problème, il l’a bel et bien résolu dès 1891, et Antoine Lumière en a été témoin en 1894. Quant à Auguste Lumière, survivant en 1954
de ce trio fécond, il ne se trompe pas : Edison avait réussi avant eux.
Ce qui n'enlève rien aux mérites des frères Lumière dans le
perfectionnement du cinéma.
Les frères Lumière pensaient que le cinéma était un feu de paille qui
serait vite éteint, ainsi que le reconnaît le petit-fils de Louis
Lumière : « Mon grand-père m'a dit qu'il croyait
que le Cinématographe fatiguerait la vision des spectateurs. C'était
comme une attraction qui aurait passé. Il ne vit pas, c'est vrai, comme
Léon Gaumont ou Charles Pathé, l'essor que le cinéma prendrait7 ». Thomas Edison est convaincu que les images photographiques animées couplées au son, vont devenir « un pilier fondamental de la culture humaine40 ».
Sur ce plan, son esprit visionnaire ne s’est pas fourvoyé, mais il a
sous-estimé l'importance commerciale de son invention, n'imaginant pas
que des industriels à vues plus courtes emporteraient le marché avant
lui. Il poursuit avec passion ses recherches sur le couplage des images
avec le son, car la synchronisation d'une pellicule se déroulant en
parallèle avec la rotation d'un disque de cire du Phonographe pose des
problèmes qui paraissent insolubles au stade du Kinétophone, la version "sonore" du Kinétoscope. Georges Sadoul rappelle que « Edison
refusa de faire projeter ses films sur écran, jugeant que l'on tuerait
ainsi la poule aux œufs d'or, le public n'ayant, selon lui, aucune
chance de s'intéresser au cinéma muet57 ». Edison n'était pas prophète sur ce point et ses concurrents vont profiter de son attentisme.
D’ailleurs, les frères Lumière ont rejoint les efforts de nombreux
chercheurs, tous industriels ou ingénieurs, qui, à la suite d’Edison,
étudient et construisent des machines de prises de vues photographiques
animées, qu’ils éprouvent au cours de l'année 1895. Ce sont les Anglais Robert William Paul et Birt Acres qui tournent plusieurs bandes avec leur Kinetic camera sur film Edison contrefait, visionnées sur des exemplaires piratés du Kinétoscope58. Il y a aussi l'Américain Jean Acme Le Roy avec son projecteur Marvelous cinematograph qui aurait projeté des bandes filmées d'Edison (mais il a été impossible de vérifier la réalité de ces projections), le major Woodville Latham et ses fils, propriétaires d'un Kinestocope parlor, avec leur projecteur primitif à défilement continu Panoptikon qui devient par la suite l'Eidoloscope intermittent, assurent des projections publiques payantes à New York avant celles des frères lyonnais. L'Allemand Max Skladanowsky et son frère Eugen organisent à Berlin, deux mois avant la première séance du Salon indien, des projections publiques payantes avec leur Bioskop. Un autre Allemand, Ottomar Anschütz,
s'en tient à des variations sur une sorte de grande roue de loterie
dont les numéros sont remplacés par des photographies que l'on regarde
par une fenêtre, et bien d’autres chercheurs et d'autres inventions qui
apparaissent de 1894 à 1896. Le Français Georges Demenÿ, financé par l’industriel Léon Gaumont, choisit le format 60 mm avec son Chronophotographe qui devient le Biographe en 1896,
une caméra qui se transforme en projecteur avec l'adjonction d'une
boite à lumière. Demenÿ adopte, comme les frères Lumière au début de
leurs recherches, un entraînement alternatif de la pellicule non
perforée au moyen de pinces actionnées par une came battante, procédé
technique très répandu dans l’industrie pour produire le déplacement
intermittent de différents matériaux (tissu et métal, notamment).
Pourtant, avec les pinces, la stabilité verticale de l’image est
médiocre, à cause des inévitables micro-glissements de la pellicule lors
de la projection, qui font "danser" les images. À la place des pinces,
le Cinématographe est alors équipé d'une griffe,
actionnée également par une came excentrique, et la pellicule est dotée
de perforations latérales pour recevoir ces griffes en mouvement8.
Le film souple est fabriqué par Eastman qui perçoit des droits
industriels inclus dans le prix de chaque métrage du support qu’il vend.
Ce film lisse se doit d’être transformé sur ses bordures pour que les
griffes puissent s’engager dans des perforations et assurer le passage
précis d’un photogramme déjà impressionné à un autre photogramme à
impressionner. Mais les frères Lumière savent que les perforations
rectangulaires de type Edison ont fait l’objet de plusieurs brevets
internationaux, et qu’elles sont une réalité industrielle
incontournable. Leur duplication serait un cas de contrefaçon
industrielle de la part des Lumière qu'Edison n'aurait pas hésiter à
poursuivre en justice. Pour éviter de payer des droits à l’Américain,
les frères Lumière dotent leur film de perforations rondes, disposées
latéralement à raison d’une seule perforation de part et d’autre de
chaque photogramme8,51.
Par la suite, ils seront forcés de se mettre au standard Edison, car
l’unique jeu de perforations pour chaque image est un procédé fragile,
la rupture d’une perforation provoque aussitôt la déchirure du ruban de
celluloïd, ce qui n’est pas le cas des perforations multiples Edison,
qui donnent au support une certaine pérennité, toute perforation éclatée
pouvant être incisée sur les bords, les trois restantes assurant leur
fonction de transport de la pellicule. Le film perforé Edison est
d'ailleurs choisi mondialement par les fabricants de pellicule comme
format standard de projection dès 1903.
À Paris, le 22 mars 1895, devant un parterre restreint de savants de la Société d’encouragement pour l’Industrie nationale, au no 44
de la rue de Rennes, Louis Lumière organise la première présentation
publique d’un film enregistré par le Cinématographe. Le même appareil
permet la projection sur un écran, grâce à l’adjonction d’une puissante
boîte à lumière8. Ce jour-là, le seul film projeté est La Sortie de l’usine Lumière à Lyon.
L’assemblée de savants est vivement intéressée, mais les Lumière sont
d’habiles commerçants, ils ne s’en tiennent pas à ce succès de salon.
Le 28 septembre 1895, c’est à La Ciotat,
où la famille Lumière possède une villa, que les deux frères invitent
en projection privée des amis et notables de la cité balnéaire. Dix
films (que Louis Lumière appelle des "vues") constituent le spectacle, La Sortie de l'usine Lumière à Lyon, La Place des Cordeliers à Lyon, Le Débarquement du Congrès de la photographie à Lyon, Baignade en mer, des enfants plongeant dans les vagues, Les Forgerons,
à l’exemple d’Edison, mais avec de vrais forgerons et une vraie forge
car Dickson, pour les besoins du tournage, s’était contenté de
reconstituer la forge avec de simples figurants peu convaincants.
Suivent deux scènes de famille avec un bébé, le fils même d’Auguste Lumière, Le Repas de bébé et La Pêche aux poissons. Puis deux "vues comiques", en fait des pitreries militaires, La Voltige et Le Saut à la couverture, dans la tradition des comiques troupiers. La séance se termine par le célèbre L'Arroseur arrosé (Le Jardinier), qui est en vérité la première fiction
de l’histoire du cinéma, jouée par des comédiens (les premières
fictions du cinéma étant les Pantomimes lumineuses dessinées d’Émile
Reynaud).
Les frères Lumière montent alors une série de projections payantes à Paris, dans le Salon indien du Grand Café de l'hôtel Scribe, au no 14 du boulevard des Capucines59.
Le 28 décembre 1895, le premier jour, seulement trente-trois
spectateurs (dont deux journalistes) viennent apprécier les diverses
"vues"60.
Le bouche à oreille aidant, en une semaine la file d'attente atteint la
rue Caumartin. Les projections se font à guichet fermé et les séances
sont doublées, le retentissement de ce succès qui, au fil des mois, ne
se dément pas, est mondial.
La révolution des Lumière
Avant le succès des projections du Grand Café, la presse désignait
parfois l'appareil des inventeurs lyonnais par "kinétoscope Lumière", ou
"kinétographe Lumière". Si Edison s’était attelé plus tôt à la
résolution du problème de la projection des films sur grand écran, on
peut supposer que le mot Cinématographe n’aurait sans doute pas été
adopté pour désigner le spectacle, et chacun aurait été voir un film au
kinétoscope, qui n’aurait pas manqué de se nommer familièrement "kiné"
et "kinoche" ! Après tout, dans les pays de l’Est de l’Europe, le mot
qui désigne le cinéma est resté proche de sa racine grecque, le
mouvement : on va au kino. L’équivalent américain conserve l’idée du mouvement pour désigner le spectacle composé de films : movies.
Mais la réalité est là : Thomas Edison comprend que la technique de
projection sur grand écran du Cinématographe vient de sonner le glas de
son kinétoscope. Son ingénieur Laurie Dickson passe à la concurrence.
« Pressé par le temps, Edison rachète à l’inventeur Francis Jenkins son appareil de projection sorti en octobre 1895 sous le nom de Phantascope, qu’il adapte avec l’aide de l’ingénieur Thomas Armat, et qu’il rebaptise en Vitascope. Edison peut alors projeter sur grand écran les nombreux films qu’il a déjà fait enregistrer depuis 1893 avec le Kinétographe. Mais contrairement aux frères Lumière, il maintient le principe de deux machines, l’une dédiée à la prise de vue et l’autre à la projection. Un choix judicieux qui est repris par tous les autres fabricants de l’époque, désormais nombreux. Cette dichotomie technique caméra/appareil de projection a perduré jusqu’à nos jours61. »
En 1894,
insatisfait de son simple statut d’employé de Thomas Edison, Laurie
Dickson met secrètement ses compétences au service d’un nouveau
concurrent : Woodville Latham,
qui crée avec ses deux fils la Lambda Company. Dickson est promu au
rang d’associé avec le quart des actions et finit par quitter l’Edison
Manufacturing Company, entraînant avec lui le meilleur ingénieur de son
équipe, le Français Eugène Lauste.
Le premier projet de Latham était d’adapter le Kinétoscope d’Edison en
appareil de projection, mais bientôt il envisage de mettre au point un
système original complet, comprenant une caméra et un appareil de
projection. Il nomme cette dernière machine « Kinetoscope de
projection », tant le mot kinétoscope est devenu un mot commun (à la
même époque, le projet des frères Lumière est aussi qualifié par la
presse française de « kinétoscope Lumière »). Plus tard, cette machine
est appelée l’Eidoloscope, qui va focaliser durant quelques mois l’attention de la presse américaine62.
Latham, et plus exactement Dickson et Lauste, expérimentent deux
systèmes : l’un avec un défilement continu de la pellicule, à la manière
du Kinétoscope, l’autre avec un défilement intermittent. Ils remarquent
que l’entraînement intermittent du film, aussi bien dans une caméra que
dans un appareil de projection, fatigue la pellicule et en provoque
même la rupture accidentelle, et limite le métrage utilisable à 20
mètres, soit une minute et demi. Au-delà, les cassures sont inévitables.
Dickson et Lauste ont alors l’idée d’ajouter deux « débiteurs dentés »,
avant et après le passage dans le couloir de prise de vues ou de
projection (là où le film avance et s’immobilise, pour de nouveau
avancer, photogramme après photogramme). Ces débiteurs assurent une
traction continue, sans à-coups. Afin que les deux entraînements,
contradictoires, puissent cohabiter, Dickson et Lauste imaginent une
idée aussi simple que le fil à couper le beurre : créer une boucle de
transition dans le parcours de la pellicule, avant et après le passage
dans le couloir, pour amortir les secousses de l'entraînement
intermittent. Woodville Latham, qui est comme Edison, soucieux de porter
son nom sur le devant de la scène, baptise aussitôt leur idée : la
boucle de Latham (Latham Loop)63.
L’Eidoloscope, dont les premières projections expérimentales sont
légèrement postérieures à celles du Cinématographe Lumière, n’aura pas
le même succès, les qualités du Cinématographe se révélant nettement
supérieures64.
De son côté, Émile Reynaud maintient ses projections au musée Grévin. Il draine un demi-million de spectateurs, entre 1892 et 1900,
ce qui représente un beau succès. Cependant, la concurrence toute
proche du Grand Café l’atteint directement et il réagit en essayant
d’adapter à sa machine des bandes photographiques. Mais les films
Eastman sont en Noir et blanc, et leur colorisation avec des vernis va à
l’encontre des teintes pastels des dessins délicats de Reynaud.
« Son Théâtre optique ne pourra jamais rivaliser avec le procédé Lumière. À l’orée du 20e siècle, Émile Reynaud fait faillite. De désespoir, il détruit ses machines, revendues au poids du matériau. Quant aux bandes de celluloïd dessinées, il les jette dans la Seine. Une perte irréparable… N’en réchapperont que deux merveilles, Autour d’une cabine, et Pauvre Pierrot. Malheureuse fin d’une œuvre superbe, injustement oubliée, qui marque pourtant l’invention des dessins animés et l’organisation des premières projections sur grand écran d’images en mouvement65. »
La caméra du Cinématographe Lumière est alors utilisée par de
nombreux opérateurs de tous les pays, et on la trouve même, parmi ses
concurrentes, sur les plateaux des studios américains, jusque après la
Guerre de 1914-1918,
en tant que caméra d'appoint, avant d’être supplantée par des appareils
américains plus perfectionnés, à presseur intermittent et contre-griffes, équipés de magasins de films indépendants (Bell & Howell modèle 2709 de 1909, Mitchell modèle standard de 1919).
Mais, si le système des griffes d'entraînement a perduré dans
l'équipement des caméras, aussi bien pour les professionnels que pour
les amateurs, ainsi que pour une grande partie des appareils de
projection amateurs, le mécanisme des griffes a été remplacé sur les
appareils de projection destinés aux professionnels par une croix de Malte (ou croix de Genève),
à 4, 6 ou 8 branches, entraînant dans un mouvement intermittent un
débiteur denté, solution plus robuste pour une machine destinée à
assurer des milliers de séances66
Naissance d'une industrie
L'école de Laurie Dickson
Le ralenti est une découverte de l’équipe d’Edison en 1894, et non comme il est dit souvent, de l'Autrichien August Musger en 1904.
En effet, si Louis Lumière a prévu dans son appareil un réglage
possible de l'aire de fermeture de l'obturateur, c'est-à-dire un réglage
de la vitesse d'obturation et par conséquent aussi un réglage de la
durée d'exposition de la pellicule à la lumière, le Kinétographe ne
dispose pas de cette commodité. Le diaphragme intégré à l’objectif n’a
pas encore été inventé. Lorsque le soleil est particulièrement violent,
Dickson et son assistant William Heise
augmentent la vitesse de rotation du moteur du Kinétographe, passant de
18 images par seconde à 30, voire 40 images par seconde, ce qui a pour
conséquence de raccourcir la durée d’exposition à la lumière de chaque
photogramme du film, et produit ainsi le même effet qu’un diaphragme
qu'on fermerait. Mais un autre effet est induit par cette augmentation
de la cadence de prise de vues. À la projection, le Kinétoscope débite
18 images à la seconde et cette vitesse ne peut être modifiée puisque
l'appareil est entraîné par un moteur électrique. Par exemple, si une
seconde de vie filmée s’étale sur 36 photogrammes à la sortie du
Kinétographe, cette scène, projetée deux fois moins vite par le
Kinétoscope (18 photogrammes par seconde), va donc être ralentie deux
fois dans le rendu de son mouvement. Les acrobates que filme Dickson
s'activent ainsi dans un ralenti gracieux que seul le cinéma sait
rendre. La prise de vues exécutée à une cadence inférieure à celle de la
projection, et qui provoque un accéléré, s'appelle en anglais undercranking,
le contraire, la prise de vues exécutée à une cadence supérieure à
celle de la projection, et qui provoque un ralenti, s'appelle en anglais
overcranking.
Après avoir modifié le Kinétographe et notamment l'avoir autonomisé
en adoptant la manivelle, Edison fait tourner des sujets en extérieur,
et ses opérateurs rapportent des "films" (c'est Dickson qui baptise
ainsi chaque bobineau contenant un unique sujet) pour concurrencer les
"vues" des frères Lumière. Dans le monde entier, les différentes
sociétés qui exploitent la production et la projection de films se
copient mutuellement, sans vergogne. Chacune tourne son passage de
train, sa sortie de pompiers, ses rameurs sur la rivière, son plongeur
(dont la marche arrière est un véritable choc esthétique), ses bébés
mangeant leur bouillie, etc. Le principal est de vendre toujours plus de
bobineaux qui permettent de récupérer au centuple la mise de fonds
initiale.
L'école de Louis Lumière
Pour varier les programmes, et surtout vendre leurs films et leur
Cinématographe (l'appareil même) aux riches particuliers et aux forains,
les frères Lumière alimentent leur fonds par des "vues" qu’ils font
tourner par des opérateurs envoyés dans le monde entier. Les plus
célèbres d’entre eux, Gabriel Veyre, Alexandre Promio, Francis Doublier, Félix Mesguich
enregistrent des bobineaux qui ne comptent qu’une unique prise de vue,
un seul plan. Exceptionnellement, ils arrêtent de "mouliner" (on les
appelle les "tourneurs de manivelle"67),
afin d'économiser la précieuse pellicule Eastman lors d’une scène
qu’ils estiment longuette, et ils reprennent un peu plus tard, créant
ainsi deux plans dans le même bobineau qui est ensuite coupé et recollé
en éliminant les photogrammes surexposés qui correspondent à l'arrêt et
au redémarrage de la caméra. Prémisses du montage ? On peut affirmer que
non, puisqu'il s'agit d'une simple réparation68.
L'équipe est toujours la même, composée de deux opérateurs. Les
bobineaux sont développés immédiatement pour arrêter l'action chimique
commencée par leur exposition à la lumière issue de l'objectif. L'équipe
part avec de la pellicule et des bombonnes de produits. Système D : on
développe en disposant le bobineau dans le révélateur versé dans un seau
hygiénique en tôle émaillée, on rince à l'eau claire, on fixe et enfin
on se débrouille pour suspendre le serpent de celluloïd afin qu'il
sèche. Pour vérifier la qualité de son travail, l'opérateur Lumière tire
une copie puisque l'appareil le permet astucieusement, en chargeant le
négatif original et une pellicule vierge l'un contre l'autre, les deux
faces enduites d'émulsion photosensible étant en contact, reste à
trouver une source de lumière puissante et uniforme (les ampoules
électriques ne se trouvent encore qu'en laboratoire) : l'appareil
"tourne le dos au soleil" et un mur blanc ensoleillé apporte la lumière
nécessaire à l'impression du second négatif dont la position inversée
par rapport à l'original permet de tirer à l'endroit69.
Les mauvaises surprises sont parfois au rendez-vous. Une équipe est
menacée de mort en Russie, les spectateurs croient que leur machine est
envoyée par le diable pour ressusciter les morts. Ils incendient la
salle de projection, détruisant un Cinématographe70.
À New York, Félix Mesguich est arrêté par un policier alors qu’il filme
à Central Park une bataille de boules de neige qu'il a provoquée, sous
le prétexte qu’il ne dispose pas d’autorisation, mais surtout parce
qu'il a organisé ce rassemblement illicite. Son assistant toise avec
mépris le fonctionnaire de l'ordre et se recommande de sa qualité de
Français. Les deux hommes sont traînés au poste du district et enfermés
dans une cellule. Il faut l'intervention de la représentation
diplomatique française pour les tirer de là67.
Il y a aussi les bonheurs de la découverte. Le 25 octobre 1896, filmant à Venise à bord d’une gondole naviguant sur le Grand Canal, Alexandre Promio découvre le principe du travelling, que Louis Lumière baptise "Panorama Lumière". « Le
succès du procédé fut grand ; on prit des vues de trains, de
funiculaires, de ballons, de l'ascenseur de la Tour Eiffel, etc. Mais
l'application du travelling chez les opérateurs Lumière se limite au
documentaire71. ».
Pour standardiser la cadence de prises de vues, les opérateurs
obéissent à une consigne stricte de Louis Lumière : la manivelle du
Cinématographe doit être fermement actionnée au rythme de la marche
militaire Sambre et Meuse72. Passant outre cette obligation, Francis Doublier fait le premier accéléré
du cinéma en Espagne, lors d’une corrida, quand il s’aperçoit qu’il va
manquer de pellicule. Il réduit la cadence de prise de vues de moitié (9
images par seconde) pour doubler la durée d’utilisation de ses
bobineaux. En projection, à la vitesse normale de prise de vue et de
projection (16 à 18 images par seconde), le mouvement est accéléré de
deux fois et il faut ralentir la rotation de la manivelle pour obtenir
une vitesse à peu près normale (au risque d’enflammer le fragile
celluloïd qui reste plus longtemps face à la boîte à lumière
surchauffée)51.
Reste une légère accélération qui rend les passes des toréadors plus
rapides, ce que les cinéastes sauront plus tard utiliser dans les scènes
d’action.
C’est à l’occasion d’une des nombreuses projections du Grand Café que
l’opérateur qui manipule le Cinématographe, arrivé en fin de bobineau, a
l’idée de rembobiner le film sans décharger l’appareil et sans éteindre
la boîte à lumière ; il mouline la machine à l'inverse de sa rotation
habituelle. Le public est médusé : sur l’écran, les piétons marchent à
l’envers, les véhicules roulent à reculons. C’est la marche arrière, que l’on obtenait déjà avec les jouets du précinéma,
et qu'Émile Reynaud utilisait déjà avec son Théâtre optique. Un trucage
qui va devenir une caractéristique du cinéma. L’effet plaît tellement
aux spectateurs que Louis Lumière fait tourner des "vues" spécifiques, à
seule fin de les présenter, d’abord à l’endroit, puis en marche
arrière, devant un public ébahi. Par exemple, Démolition d’un mur, réalisé en 189671.
L'école de Georges Méliès
Pour sa part, Louis Lumière est non seulement le principal concepteur
du Cinématographe, mais en plus il forme tous les opérateurs maison car
lui-même est un photographe hors pair. Félix Mesguich raconte dans ses
mémoires que lors de son embauche, l’industriel lyonnais le met en garde
contre tout débordement d’enthousiasme : « Je ne vous offre pas un
emploi d’avenir, mais plutôt un travail de forain. Ça durera un an ou
deux, peut-être plus, peut-être moins. Le cinéma n’a aucun avenir
commercial »67. Mais en 1964,
dans le livre que Georges Sadoul consacre à la mémoire de Louis
Lumière, l’historien du cinéma rapporte que son interlocuteur conteste
avec énergie la paternité d’une prédiction aussi peu clairvoyante, et la
prête à son père Antoine, mort depuis longtemps73.
Cependant, Georges Méliès,
célèbre illusionniste, assiste à l’une des toutes premières projections
du Grand Café. Il imagine tout de suite comment la projection de films
pourrait enrichir son spectacle au théâtre Robert-Houdin qu'il a racheté en 1888.
Il propose à l’issue de la séance de racheter pour une somme
astronomique (il est alors fortuné) les brevets qui protègent le
Cinématographe. Antoine Lumière refuse avec bonhomie et lui aurait dit :
« Jeune homme, je ne veux pas vous ruiner, cet appareil n’a de valeur
que scientifique, il n’a aucun avenir dans le spectacle ». Qui faut-il
croire ? Qui a prononcé ce mot malheureux le premier ? Antoine, Louis,
Auguste ? Antoine Lumière voulait-il plus simplement décourager un futur
concurrent ? Ou alors étaient-ils persuadés tous les trois que le
cinéma n'était qu'un feu de paille ? Une chose est certaine, en 1902,
dès qu’il faut se poser les problèmes de construction du récit et de
mise en scène, Louis Lumière abandonne la confection de nouveaux films,
qu’ils soient documentaires ou fictionnels. Beaucoup plus tard, au soir
de sa vie, Louis confie à l'historien du cinéma Georges Sadoul : « Faire
des films, comme la mode en était venue alors, ce n’était plus notre
affaire. Je ne me vois pas dans les studios actuels »73.
Après le refus poli d’Antoine Lumière, Georges Méliès ne s'avoue pas
vaincu, ce n'est pas son genre. Il se tourne vers ses amis anglais, Birt
Acres et Robert William Paul, inventeurs de la Kinetic camera qu'ils
ont mise au point à peu près aux mêmes dates que le Cinématographe
Lumière. Robert William Paul s'est fait une réputation en fabriquant en
Angleterre les contrefaçons du Kinétoscope d'Edison. Cette fois, il
fournit à Méliès, en plus d'un de ses appareils de projection,
l'Animatograph, une caméra en modèle unique, que Méliès baptise le…
Kinetograph (comme la caméra Edison-Dickson)74.
Reste au Français à alimenter son appareil avec de la pellicule. Il
réussit à se procurer en Angleterre un stock de film Eastman 70 mm
vierge et se lance dans deux périlleuses opérations techniques qu'il
mène lui-même, prestidigitation oblige ! Il bricole une machine pour
couper le précieux film en deux rubans de 35 mm.
Puis, avec une autre machine de sa fabrication, il crée une rangée de
perforations rectangulaires sur chaque bord de la pellicule. Son film
est prêt à être impressionné.
Mais Georges Méliès, qui est avant tout un artiste de music-hall, ne
se rend pas compte qu'il vient de commettre une contrefaçon des
perforations dont Edison a déposé les brevets internationaux. Il n'a
pas, comme les Lumière, industriels prudents et expérimentés, adopté un
système d'entraînement du film par des perforations rondes. Il aurait dû
imaginer une variante, différente aussi bien des perforations Edison
que de celles des Lumière. Il n'y a pas pensé, d'autant que les
Kinétoscope pirates (aux films 35 mm à
perforations Edison) ont déjà envahi le marché français et européens, et
qu'il tient à ce que ses futurs films soient vus, puisqu'il est
impensable que les frères Lumière projettent des films concurrents, et à
plus forte raison des films au format protégé d'Edison. L'industriel
américain apprend que cet inconnu, ce petit Français, Georges Méliès, a
enfreint les lois sur la propriété intellectuelle du copyright industriel. Mais la France est loin de l'Amérique, Edison ne peut que vouer à Méliès une haine farouche.
Quand le cinéaste français, encouragé par le succès international de
ses films à truc, envoie son frère à New-York pour y ouvrir un bureau et
assurer la distribution sur le territoire américain des productions de
sa société Star Film,
il se retrouve face à Edison. Et Thomas Edison ne va pas rater cette
occasion de récupérer le manque à gagner que les contrefaçons du
Kinétoscope lui ont provoqué et de taxer la contrefaçon de ses
perforations par Méliès. S'appuyant sur la législation de la protection
de la propriété intellectuelle et industrielle, il fait saisir par la
justice une partie des copies de la Star Film, arrivées sur le sol
américain, se payant ainsi "sur la bête", car il peut faire projeter ces
copies en toute légalité à son bénéfice, les ajoutant sans scrupule à
son catalogue. « Il estimait reprendre son bien : les films Méliès employaient la perforation qu'il avait inventée75 ».
Cette confiscation de plein droit contribue à l'échec de la Star Film
aux États-Unis, et affaiblit considérablement la société de Georges
Méliès. Mais quand Méliès fait faillite, en 1923,
donc vingt ans plus tard, et qu'il est forcé de vendre ses négatifs au
poids, dont les sels argentiques sont récupérés et le celluloïd fondu
pour la fabrication de talons de godillots destinés à l'armée (ce qui
est une ironie du sort pour le fils d'un industriel de la chaussure),
paradoxalement ce sont les copies saisies restées aux États-Unis qui
sauvent du néant l'essentiel de l'œuvre du cinéaste français.
Avatars du cinéma, et nouveaux espoirs
Le 4 mai 1897,
une catastrophe survient à Paris, quand le cinéma perd une grande
partie de son public huppé, car celui-ci est tragiquement frappé par
l’incendie du Bazar de la Charité.
Plus de cent vingt victimes, dans leur majorité des femmes et des
enfants du beau monde, sont brûlées vives dans des décors en bois,
tissus et toile goudronnée, dressés pour vendre des colifichets au
bénéfice des pauvres. Le feu prend à partir de la cabine de projection
de films, dont la lanterne fonctionne à l’éther. Les flammes se
propagent aux robes longues à crinoline des dames et des fillettes. La
plupart des hommes présents s’échappent honteusement en se frayant un
chemin à coups de canne et en bousculant femmes et enfants.
En France et à l'étranger, l’émotion est vive, les projections sont
provisoirement interdites, mais reprennent bientôt. Cependant, en
France, le public des beaux quartiers boycotte le cinéma, inventé depuis
moins de six ans, en projection publique depuis moins de deux ans.
Louis Lumière (ou Antoine, ou Auguste) aurait-il raison ? En vérité, le
cinéma conquiert les foires et ne cesse de gagner des adeptes chez les
bateleurs, et du public dans les classes populaires. Les industriels
fournissent aux forains des films et des appareils de projection en
concession, puis à l’achat, dégageant ainsi toute responsabilité en cas
de sinistre.
Léon Gaumont, un industriel qui vend du matériel et des fournitures pour la photographie, et qui a cru pour un temps au format 60 mm de Georges Demenÿ, offre bientôt un catalogue foisonnant de bobineaux de cinéma 35 mm. Il confie à sa secrétaire, Alice Guy,
le soin de diriger la production de ces films. Alice Guy est ainsi la
première femme cinéaste du monde, elle réalise elle-même des centaines
de bobineaux, dont une Passion (de Jésus) qui marque l'arrivée de
la religion sur le marché des salles obscures, et qui bénéficie d'un
scénario célèbre et éprouvé : le chemin de croix.
Un nouveau venu arrive dans la course au succès : Charles Pathé,
un forain enrichi par ses projections de films, qui décide d’envoyer
des opérateurs à travers le monde, suivant l’exemple de Louis Lumière,
pour filmer des scènes typiques, toujours sous la forme de bobineaux
contenant une seule prise de vue. En peu de temps, avec l'aide de son
frère, sa société, Pathé-Cinéma, devient aussi puissante que les plus importantes maisons de production américaines, que ce soit Edison Studios ou Vitagraph Company. Son emblème triomphale est le coq gaulois, et l'est encore aujourd'hui.
Naissance d’un langage : le découpage en plans
De 1891 à 1900, et même quelques années plus tard, les films se présentent toujours sous le même aspect : un bobineau de pellicule 35 mm de 20 mètres
au plus (65 pieds), sur lequel est impressionnée une unique prise de
vue comprenant un seul cadrage (un plan), qui, en projection, dure moins
d’une minute.
Exceptionnellement, une seconde prise de vue lui succède, en général
avec le même cadrage, une suite de la "vue" principale. Après la
révélation de la "boucle de Latham" et l'adaptation du procédé à toutes
les machines, les forains qui projettent les bobineaux prennent
l’habitude d’en coller plusieurs l’un au bout de l’autre, avec un peu d’acétone,
pour éviter de multiplier les arrêts nécessaires au rechargement de
leur machine. Ce bout à bout sauvage ne passe pas inaperçu des
créateurs, qui voient là une opportunité d’augmenter la durée de leurs
films et de mener un récit plus long.
C’est ainsi que Georges Méliès comprend qu’il peut construire ses
spectacles de vues photographiques animées en plusieurs « tableaux »
(c’est l’appellation qu’il leur donne, venue tout droit du music-hall)
collés bout à bout en un seul bobineau. La durée du film passe alors de
moins d’une minute à plusieurs minutes.
Mais il serait faux de voir dans ce bout à bout de tableaux ou de
scènes, la naissance du montage, car ses utilisateurs conçoivent ce bout
à bout comme une simple succession de bobineaux. D’ailleurs, Méliès ne
manque pas, à la prise de vue, de commencer systématiquement chaque
« tableau » par un fondu d’ouverture et de le terminer par un fondu de
fermeture. Un procédé imité sur celui des projections à deux lanternes
magiques travaillant alternativement, qui préfigurent les diaporamas
actuels. C’est ce que Méliès nomme un « changement à vue », comme si les
fondus encadraient chaque numéro d’un spectacle, dont d’invisibles
machinistes modifieraient les décors en une fraction de seconde.
L'école de Brighton
Article détaillé : École de Brighton.
Ce sont les cinéastes anglais qui, les premiers, découvrent les
vertus du découpage en plans et de son corollaire, le montage.
L’historien Georges Sadoul les regroupe sous le nom de « l’école de Brighton », et réserve aux plus inventifs d'entre eux un coup de chapeau mérité :
« En 1900, George Albert Smith était encore avec James Williamson à l'avant-garde de l'art cinématographique76. »
Dans leur Grammaire du cinéma, Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin n'hésitent pas à déclarer :
« Alors que William Kennedy Laurie Dickson, William Heise, Louis Lumière, Alexandre Promio, Alice Guy, Georges Méliès, bref, les inventeurs du cinéma primitif, ne dérogent pas à l’habitude, tout à la fois photographique et scénique, de tourner une seule prise de vue pour filmer une action unique dans un même lieu, George Albert Smith, lui, décrit une action unique se déroulant en un même lieu, à l’aide de plusieurs prises de vues qui sont reliées entre elles par la seule logique visuelle. Ce qu’on appellera plus tard le découpage technique, le découpage en plans de l’espace et du temps à filmer77. »
Réalisé par George Albert Smith en 1900, le film Les Lunettes de lecture de Mamie, ou La Loupe de grand-maman, est l’une de ces œuvres qui bouleversent le cinéma (comme le feront plus tard Les Aventures de Dollie, ou Citizen Kane, ou À bout de souffle, ou Mulholland Drive).
Ce film d’une minute vingt au sujet très mince, comme il est de coutume
de les concevoir à l’époque : un enfant utilise la loupe de sa
grand-mère pour observer autour de lui, George Albert Smith reprend ce
qu'il a déjà essayé dans Vu à l'aide d'un télescope (As Seen Through a Telescope) :
il fait alterner deux sortes de prises de vue. Un cadrage principal et
large montre le jeune garçon en compagnie de son aïeule, occupée à
repriser. Le gamin emprunte la loupe et la dirige d’abord vers une
montre, que l’on voit alors en gros plan
à travers une découpe ronde en forme de loupe. Le jeune garçon cherche
autour de lui, et braque sa loupe vers un oiseau en cage. Gros plan de
l’oiseau à travers la découpe. L’enfant dirige ensuite la loupe vers sa
mamie. Un très gros plan plutôt drolatique montre l’œil droit de la
grand-mère, qui tourne dans tous les sens, toujours vu par le biais
d’une découpe ronde. Le petit-fils aperçoit le chaton de sa mamie, caché
dans son panier à couture. Gros plan du chaton à travers la loupe. Le
chaton bondit hors du panier, la grand-mère arrête là le jeu de son
petit-fils. Cette succession de prises de vues, liées par un même récit,
inaugure la division en plans d’un film de cinéma, ce qu’on appelle
aujourd'hui le découpage technique, ou plus simplement le découpage. Et
sa suite logique, qui est le montage de ces éléments filmés séparément,
dit montage alterné78. La découverte est de taille, fondamentale. Georges Sadoul rappelle avec finesse que George Albert Smith connaissait les images d'Épinal et leurs équivalentes, pour les avoir projetées sur verre avec une lanterne magique, notamment Les Facéties du sapeur Camember (1890-1896), la bande dessinée de Georges Colomb, alias "Christophe", où les "vignettes" dessinées présentent des changements d'axe de vision. En prime, ce film invente le plan subjectif,
puisque chaque gros plan vu à travers la loupe, est un plan subjectif
qui emprunte le regard du jeune garçon. À notre époque, ce découpage en
plans semble facile et évident, presque banal. Mais en 1900, c'est une révolution ! Georges Sadoul, qui parle de « style révolutionnaire », insiste : « Ce type de récit, typiquement cinématographique, paraît avoir été inconnu en 1900, hors d'Angleterre76 ». En 1903, George Albert Smith ajoutera au découpage et au plan subjectif une autre découverte : l'ellipse temporelle, avec Les Mésaventures de Mary Jane.
Il faut revenir sur les divers gros plans de La Loupe de grand-maman, préfigurés par le gros plan de Vu à l'aide d'un télescope.
À l'époque, aucun cinéaste n'utilise ce genre de cadrage. Dickson a
déjà cadré certains de ses films en Plan rapproché (Plan poitrine), et
en Plan américain, mais il n'a jamais autant serré ses cadrages. Une
montre, un oiseau, un chaton, et surtout l'œil de la grand-mère, comme
les filme George Albert Smith, font partie des cadrages les plus serrés
du cinéma primitif. À son tour, en 1901, James Williamson s'amuse avec une gamme de tous les cadrages, inattendue et encore une fois drolatique, dans La Bouchée extraordinaire (The Big Swallow)
où il n’hésite pas à nous montrer l’opérateur et sa caméra. Le
personnage qu'il filme regarde droit dans l'objectif de la caméra et se
rapproche d'elle en parlant avec agressivité, se refusant de toute
évidence à être filmé. Il dépasse la limite du gros plan et bientôt on
ne voit, énorme, que sa bouche qui fait mine d'avaler la caméra. Dans le
trou béant qui s'ouvre ainsi, un opérateur et sa caméra, vus de dos,
basculent dans le précipice du gosier. Le personnage de l'ogre semble
recracher alors l'objectif et l'on voit à nouveau son visage en gros
plan. Il mâche férocement et enfin, éclate d’un rire dément79.
Cette plaisanterie à l'anglaise est un pied-de-nez au cadrage unique en
pied qu'utilisent encore tous les cinéastes du monde entier, à
l'exception de ceux de Brighton!
George Albert Smith (Vu à l'aide d'un télescope), James Williamson (Attaque d’une mission en Chine, Au feu !), William Haggar (Combat acharné de deux braconniers), Frank Mottershaw (Cambriolage audacieux en plein jour), Lewin Fitzhamon (Rescued by Rover)
utilisent systématiquement cette façon de filmer qui les différencie
pour un temps de leurs concurrents européens ou américains80,81.
Les cinéastes anglais lancent les « chase films », des films de
poursuite en extérieurs, qui rencontrent un tel succès que la plupart
des réalisateurs du monde entier vont adopter progressivement la
division en plans des actions filmées, et le recours au montage alterné,
qui sont pourvoyeurs d’actions rapides, à la succession nerveuse qui
plaît au public. Ferdinand Zecca en France (Une idylle sous un tunnel, Par le trou de la serrure), et surtout Edwin Stanton Porter aux États-Unis (The Great Train Robbery, La Vie d’un pompier américain),
concurrencent les Anglais sur leur propre terrain. George Méliès, lui,
ne comprend pas l’apport essentiel au cinéma de ses bons amis de
Brighton, et Le Voyage dans la Lune qu'il réalise en 1902
est là encore, malgré ses nombreuses inventions humoristiques, une
suite de tableaux à la manière du music-hall, pour une durée de presque
13 minutes. Georges Sadoul, en citant la dernière grande production de
Méliès, À la conquête du pôle, rappelle que « le film est quasi contemporain de la Cabiria italienne, des meilleurs Max Linder, des débuts de Chaplin, des premiers grands D.W. Griffith, dont il semble séparé par des siècles entiers82. »
Cette réserve permet d'affirmer que Georges Méliès n’est pas,
contrairement à ce qui est souvent dit, l’inventeur de la fiction, alors
que son apport technique, comme illusionniste, est considérable,
notamment avec l'arrêt de caméra, un procédé qu'il reprend à William
Heise et Alfred Clark, de l'équipe d'Edison qui ont tourné L'Exécution de Mary, reine des Écossais en 1895.
« La comédienne qui incarne Mary Stuart s’agenouille devant le bourreau et pose la tête sur le billot. Le bourreau lève sa hache. À ce moment précis, William Heise ordonne à tous de s’immobiliser, les figurants qui assistent à l’exécution, le bourreau, la reine se figent dans leur position du moment. Alfred Clark arrête alors le Kinétographe et on évite de déplacer accidentellement l’appareil. La comédienne est remplacée par un mannequin portant la même robe et muni d’une tête postiche séparable. L’opérateur remet sa machine en mouvement. La hache s’abat, la tête postiche roule sur le sol, le bourreau la ramasse et l’exhibe au public. Mary Stuart, reine d’Écosse, est morte83. »
Mais alors que William Heise n'utilise qu'une seule fois ce "truc"
élémentaire (encore fallait-il le découvrir ! ), Georges Méliès, lui,
après un premier essai réussi en 1896 (Escamotage d'une dame au théâtre Robert-Houdin),
décline l'arrêt de caméra sur plusieurs dizaines de films. L'exception,
comme on dit, confirmant toujours la règle, il serait injuste de ne pas
signaler la fiction que donne en 1899 Georges Méliès sur L'Affaire Dreyfus, un film grave (Méliès est un dreyfusard),
où le cinéaste construit plusieurs de ses plans d'une façon tout à fait
moderne, à la manière de l’école de Brighton (déplacement des comédiens
en diagonale, ou en profondeur tout près de la caméra), qui est une
heureuse exception dans l'œuvre du maître français, qui n'utilise ce
mode de narration filmique qu'une seule fois. En cela, L'Affaire Dreyfus peut être considéré comme son chef-d'œuvre84.
L'apport décisif de Griffith
En 1908, David Wark Griffith, un autodidacte américain qui commence sa carrière au cinéma en jouant le rôle principal du film Sauvé du nid d’un aigle (durée : 7 minutes), dirigé par Edwin Stanton Porter, pour lequel il accepte de s’improviser cascadeur, se voit ensuite confié la réalisation d’un film de 13 minutes, Les Aventures de Dollie.
Les découvertes de George Albert Smith, et plus généralement de l’école
anglaise de Brighton, ont ouvert aux cinéastes un espace créatif
immense, dorénavant la durée des films découpés en plans est comprise
entre 10 et 13 minutes, c’est-à-dire une bobine de film 35 mm de 300 mètres. On dit alors d’un film qu’il fait 1 bobine ou 2. Les Aventures de Dollie
est un film d’une bobine. Le sujet est simple : la fillette d’un couple
aisé est enlevée par un couple de « gens du voyage », qui veut se
venger de leur comportement hautain. Le père se lance à la poursuite des
ravisseurs et les rattrape, mais ne trouve dans leur roulotte aucune
trace de son enfant. Les ravisseurs ont enfermé Dollie dans un tonneau
en bois. En passant un gué, la roulotte laisse échapper le tonneau qui
part en flottant sur l’eau. Le courant providentiel ramène le tonneau,
et la fillette, devant la maison des parents. D.W.Griffith accepte ce
sujet, qui semble difficile à réaliser, à cause des différents lieux et
de la simultanéité des actions, parce qu’il comprend – et ceci sans
aucune expérience préalable, il a vu seulement beaucoup de films et
connaît les films de l'école anglaise de Brighton – comment il faut
traiter ce genre d’actions parallèles. Ce qui n’est pas évident en 1908.
En 1903, son maître, Edwin Stanton Porter, cherche à résoudre un problème identique dans le film produit par la société d'Edison, La Vie d’un pompier américain (Life of an American Fireman) :
comment montrer, au cours d’un incendie, l’attente angoissée des
victimes prisonnières à l’intérieur du bâtiment en flammes, et le départ
et la course des pompiers, de la caserne au lieu du sinistre, suivis de
l’installation des échelles et des lances à eau, et l’intervention sur
le feu, enfin le sauvetage. Porter n’a pas su résoudre ce problème. À
l’époque, personne ne sait comment construire cette figure du langage
filmique, qui aujourd’hui est devenue l’abc du cinéma.
Personne, sauf James Williamson, de l'École de Brighton, qui tourne en 1901 un Fire,
dont Edwin Stanton Porter s'inspire. Mais James Williamson comprend
comment il peut montrer en alternance ce qui se passe dans l'appartement
en feu, et ce qui se passe à l'extérieur, avec le départ et l'arrivée
des pompiers, puis leur intervention sur le lieu de l'incendie, et il
utilise pour cela ce qu'il a découvert un an auparavant avec son Attack on a Chinese Mission : le champ-contrechamp.
Edwin Stanton Porter, lui, filme d’abord un pompier qui somnole et se
réveille en sursaut. Une vignette ronde montre à côté de lui le rêve
prémonitoire qu’il a eu : une mère et sa fillette qui prie. C’est le
premier flash-forward du cinéma85.
Le fait que ce rêve ne montre pas un début d'incendie, mais une prière,
est censé faire penser au spectateur qu'un danger guette les
personnages. Le pompier donne l’alarme, suivent alors plusieurs plans :
les pompiers sortent de leur châlit, se laissent glisser sur leur tube
d’urgence jusqu’au garage, les chevaux sont attelées aux voitures, dans
les rues plusieurs plans des attelages lancés au galop. Ensuite, Porter
filme en un seul plan sans coupure, l’intérieur du bâtiment, dans la
chambre où se trouvent la mère et sa fillette, qui se désespèrent,
intoxiquées par les fumées, dans l’impossibilité de sortir car les
flammes ont envahi le couloir. La mère s'évanouit. Toujours dans le même
plan, un pompier apparaît derrière la fenêtre qu’il brise à coups de
hache, emporte la mère sur l’échelle, revient, prend la fillette dans
ses bras et disparaît à nouveau.
Ensuite, et seulement alors, Porter filme l’extérieur du bâtiment en
un seul plan qui reprend exactement la même action, la redoublant : les
fumées sortent, les pompiers arrivent, dressent l’échelle tandis qu’ils
mettent les lances à eau en action. Un pompier monte à l’échelle, brise
la fenêtre, entre dans la chambre, et en ressort, portant la jeune femme
sur les épaules. Il descend les échelons, dépose la jeune femme au sol,
qui pousse alors des cris de désespoir en désignant par un geste la
fenêtre brisée. Le pompier remonte aussitôt, disparaît dans la chambre,
revient avec la fillette dans ses bras, redescend l’échelle, donne
l’enfant à sa mère. Le tout, en un seul plan, sans coupure, donc sans
oser mélanger par un montage alterné les deux prises de vues,
l’intérieur et l’extérieur86. Dans les prémisses du cinéma, en 1903,
ce mélange intérieur (décor en studio) et extérieur (véritable
bâtiment) est encore impensable, sauf chez les Anglais de l'École de
Brighton.
En 1905, dans son film de 24 minutes, Le Voyage à travers l'impossible, Georges Méliès nous livre la même configuration de deux tableaux : l'arrivée d'un train en gare et la descente des voyageurs. 1er
tableau : intérieur du wagon, le paysage - vu par la fenêtre - s'arrête
de défiler, les voyageurs ouvrent les portières et descendent sur le
quai. 2e tableau :
"extérieur" sur le quai, le train s'arrête (vu de côté, comme si Méliès
n'avait pas compris les avantages du cadrage en diagonal utilisé par
Louis Lumière pour L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat), les portières s'ouvrent, et l'on voit descendre les voyageurs87.
Ce redoublement de l'action semble aujourd'hui absurde, mais à
l'époque, c'était les montages alternés de l'école de Brighton qui
semblaient surprenants, voire illogiques…
C’est pourtant ce que tente et réussit D.W.Griffith, dès son premier film, Les Aventures de Dollie.
Il mélange les plans qui montrent la famille réunie, jouant au
badminton, avec des plans du couple de gitans dans leur campement,
l’homme revenant de sa confrontation humiliante avec le mari qui l’a
frappé et jurant à sa campagne qu’il va se venger. Puis l’homme retourne
à la maison de la famille, profite que la fillette est seule, la saisit
en l’empêchant de crier et l’emporte au loin. Il arrive au campement et
montre la fillette à sa compagne qui en est bouleversée, et qui, pour
cette raison, reçoit en punition des coups de son compagnon. Devant la
maison, la famille constate la disparition de la fillette et le mari
part à sa recherche avec des voisins. Au campement, l’homme dissimule
Dollie dans un tonneau qu’il referme. Le père et les voisins déboulent,
furieux, et bousculant le couple, cherchent partout sans penser à ouvrir
le tonneau. Ils ne peuvent que se retirer bredouilles, laissant libre
le couple de ravisseurs qui lèvent le camp aussitôt. La roulotte part au
galop et traverse une rivière, le tonneau se détache, il est entraîné
par le courant. Dans leur jardin, le couple aisé se désespère car leurs
recherches n’ont rien donné. Plusieurs plans montrent alors le tonneau
se déplaçant sur le cours de la rivière, franchissant une petite chute
d'eau. Devant la maison, un grand garçon pêche, qui voit le tonneau
s’immobiliser dans les herbes qui bordent la rivière. Il appelle le père
qui, soudain, tend l’oreille vers le tonneau, ce qui fait penser qu’il
entend des cris. Il ouvre le tonneau et libère la petite Dollie. La
famille est enfin réunie dans la joie.
Ce découpage est en fait inspiré de la technique romanesque. Bien que
n’ayant jamais fréquenté l’université, Griffith est cultivé. Parmi les
métiers qui l’ont fait vivre, il y a celui de libraire ; comme Edison,
il a beaucoup lu. Il sait que le romancier utilise constamment son don
d’ubiquité
pour mettre en parallèle deux ou plusieurs actions qui se déroulent en
même temps. Griffith pense que le découpage en plans permet de la même
façon de passer d’une action se situant dans un décor, à une autre
action simultanée se déroulant dans un décor différent mais faisant
partie de la même histoire, avec la possibilité d’aller et de retourner à
l’un comme à l’autre décor, passer d'une action à une autre, ce que
l'on appellera le montage parallèle, qui n'est pas un effet que l'on trouve au montage puisque cette dichotomie
est déjà prévue par écrit dans le découpage technique qui suit la
rédaction du scénario, donc avant le tournage. C’est cette possibilité
de découper en séquences,
et non plus en vues, en tableaux ou en scènes, qui permet dorénavant
aux cinéastes de traiter des récits de plus en plus longs et complexes,
mettant en mouvement de nombreux personnages dans diverses situations,
liés par la même histoire88.
Cela ne se fait pas sans mal ni sans opposition de la part des
dirigeants de la Biograph Company, qui se plaignent des audaces du
cinéaste, comme le raconte son épouse, Linda Arvidson, la comédienne qui
a joué le rôle de la mère de Dollie… Ils protestent : « Comment peut-on
exposer un sujet en faisant de tels bonds? Personne n’y comprend
rien! ». Et Griffith d’expliquer : « Dickens n’écrit-il pas ainsi? ».
Les producteurs s’esclaffent, « Oui, mais c’est Dickens, il écrit des
romans, lui, c’est tout à fait autre chose! ». Et Griffith d’affirmer :
« La différence n’est pas si grande, je fais des romans en films »89. D'ailleurs, les dirigeants de la Biograph Company sont persuadés que Les Aventures de Dollie
va être un échec à sa sortie. En fait, le public "marche" et accueille
avec enthousiasme ce film qui est un succès inattendu. Et heureusement,
comme l’écrit dans ses mémoires son opérateur Billy Bitzer,
« parce que, grâce à Griffith, les films étaient meilleurs, et étant
donné que ses nouvelles techniques faisaient grimper en flèche les
ventes de la Biograph, en fin de compte nos amis les bureaucrates
cessèrent de ronchonner »90.
Mine de rien, ce "petit film" de Griffith a ouvert la voie aux
longs-métrages. Le cinéma s’y engouffre et les films longs ( 4 à 6
bobines, et plus) se multiplient, apportant un nouveau souffle au
spectacle cinématographique dont la fréquentation augmente
considérablement avant la guerre de 1914-1918, et reprend de plus belle après l'armistice.
Avènement du cinéma sonore
Musique et bruits dans le cinéma muet
En 1892,
Reynaud fait accompagner les projections de son Théâtre optique par un
pianiste, Gaston Paulin, qui compose, exprès pour chaque bande, une
musique originale. On peut dire que ce sont les premières BO (bandes originales)
du cinéma. Reynaud a compris que ses Pantomimes lumineuses voient leur
force évocatrice décuplée par leur mariage avec la musique, qui assure
également un continuum sonore couvrant le bruit du défilement de la
bande images. Aujourd’hui, le compositeur de la bande originale d’un
film est considéré, au regard des droits d’auteur
relatifs à la projection et à la diffusion par support domestique des
films, comme l’un des auteurs du film, avec le réalisateur (qui est le
plus souvent crédité comme l’unique auteur), le scénariste, et
éventuellement le dialoguiste. Reynaud est ainsi un précurseur, non
seulement pour les projections sur grand écran mais aussi pour
l’environnement musical et sonore des projections, avant Edison et
Dickson, et bien avant les frères Lumière. Bien entendu, le compositeur
Gaston Paulin est présent dans la salle pour jouer chaque fois sa
partition écrite (le Théâtre optique ne sortira jamais du Musée Grévin).
Un bruiteur assiste aux séances. Musique et bruitages ne figurent pas
sur le support, mais n’en existent pas moins. Même chose pour les
projections de films 35 mm sur support
photographique, un instrumentiste (un pianiste est l’accompagnement de
base) ou plusieurs instrumentistes, voire une petite formation de
musique de chambre dans les cinémas des beaux quartiers, improvisent au
cours des premières projections puis reprennent les effets réussis lors
des autres séances. Des partitions sont vendues ou louées avec les
films, afin que les forains fassent accompagner efficacement les
séances, y compris une liste des accessoires nécessaires au bruitage.
Ainsi, le cinéma muet ne s’est jamais déroulé en silence. Non
seulement la musique est présente, les bruits sont là au bon moment,
mais en plus les forains improvisent un support explicatif de
l’histoire, lu à haute voix par un bonimenteur qui ne manque pas
d’ajouter des remarques amusantes ou grossières, à tel point que les
grandes sociétés choisissent de fournir, en plus de la proposition
musicale, une proposition écrite de commentaire à lire pendant les
projections. Dès 1894,
encouragé par Edison dont c’est l’idée fixe, Laurie Dickson réussit le
premier essai de film sonore. Une fois encore, il en est la vedette, on
le filme interprétant – mal – un petit air au violon. Le microphone
n’existe pas encore, Dickson joue devant un énorme entonnoir qui conduit
le son à un Phonographe qui grave un disque de cire. Ensuite, c’est un
autre Phonographe, caché dans les flancs du Kinétoscope, qui démarre en
lisant la galette de cire gravée dès que l’image commence à se mettre en
mouvement. Malheureusement, avec un tel dispositif, les décalages du
son et de l’image sont inévitables. De même pour le Chronophone
de Léon Gaumont, cire gravée et projection sur grand écran, des essais
qui ne dépassent pas le stade de la curiosité et ne soulèvent à aucun
moment l’enthousiasme du public, mais qui a permis à de nombreuses
chansons de nous parvenir aujourd'hui avec la voix et l'image de leurs
interprètes.
Mais les producteurs
comprennent vite les avantages qu'ils peuvent tirer d'un accompagnement
sonore commandé à un compositeur célèbre, dont le nom serait tout aussi
attractif que celui d'un grand comédien. Camille Saint-Saëns écrit ainsi une partition (aujourd'hui répertoriée sous le titre Opus 128 pour cordes, piano et harmonium) pour accompagner le film L'Assassinat du duc de Guise en 1908. Pour sa part, Igor Stravinski, approché, considère avec dédain la musique de film comme un simple « papier peint »91. En revanche, Arthur Honegger accepte de composer pour le film La Roue réalisé par Abel Gance en 1923, un ouvrage qu'il baptise du nom de la locomotive vedette du film : Pacific 231, qui fait aujourd'hui partie du répertoire symphonique classique.
Le Vitaphone, film et disque synchrones
« Il faut attendre 1924 pour que Western Electric Company développe aux États-Unis, en collaboration avec Bell Telephone Laboratories, un système de synchronisation sonore, le Vitaphone, qui reprend ce procédé du disque gravé. Les ingénieurs de Western Electric ont équipé l’appareil de projection et le phonographe de moteurs électriques synchrones qui entraînent les deux machines à la même vitesse92. »
Cette fois, la synchronisation du son avec l’image est parfaite du
début à la fin. Mais les réticences des forains sont grandes, leur
expérience des disques couplés aux films leur a laissé de mauvais
souvenirs, projections interrompues, rires ou huées du public, le passif
est lourd. Western Electric songe à abandonner, mais une opportunité
inattendue se présente en 1926.
Quatre frères, d’anciens forains qui ont durant plusieurs années
organisé des projections itinérantes, rachètent un théâtre dans Manhattan
et l’équipent avec le procédé Vitaphone, engageant leurs derniers
dollars dans un pari qui semble, aux yeux de leurs contemporains, perdu
d’avance. Les frères Warner produisent un film de trois heures, Don Juan, avec la star de l’époque, John Barrymore,
qu’ils ont encore sous contrat. Le film comprend quelques rares
dialogues enregistrés, mais surtout, tout un fatras de musiques
classiques connues, arrangées pour leur donner un air de continuité. On
peut dire que ce film est la première expérience réussie de cinéma sonore (images et sons enregistrés). Le couple disque gravé-film 35 mm fonctionne sans incident. Le public de nantis qui assiste aux projections réserve au film un excellent accueil, mais Don Juan
ne rentre pas dans ses frais, les places étant trop chères pour drainer
le public populaire qui d'ailleurs, à l'époque, recherche d'autres
musiques.
Selon un bon principe commercial, les frères Warner estiment pourtant
que c’est un investissement nécessaire, qui vise à démontrer la
fiabilité du système Vitaphone, et ils persévèrent. Ils ont alors l’idée
de filmer un chanteur de cabaret des plus populaires, Al Jolson, un Blanc grimé en Noir. Ils tournent Une scène dans la plantation, un film d’une seule bobine. Le public populaire est enthousiaste, non seulement Al Jolson chante le blues93,
mais en plus il parle en regardant l’objectif de la caméra, il
s’adresse au public ravi, comme dans un spectacle vivant. On fait la
queue pour assister aux séances. Les Warner s’empressent de redoubler
leur coup, cette fois en produisant en 1927 un long-métrage d’une heure et demi, le fameux Le Chanteur de jazz qui est un immense succès. C’est une erreur de dire que ce film est le premier film sonore ou parlant.
« Le Chanteur de jazz était un film muet où avaient été insérés quelques numéros parlants ou chantants. Le premier film "cent pour cent parlant" (pour employer le langage de l'époque) : Lights of New-York, fut produit en 1929 seulement94. »
En effet, aucun des nombreux dialogues du film Le Chanteur de jazz
n’est enregistré, les répliques entre les comédiens sont toutes écrites
sur des cartons d’intertitres, selon la tradition du cinéma muet.
Seules les chansons d’Al Jolson et les phrases qu’il prononce entre deux
couplets, sont réellement enregistrées. Ce film doit être considéré
plutôt comme l’un des premiers films chantants (après Don Juan et Une scène dans la plantation). Une chose est sûre : c’est un triomphe qui, à terme, condamne le cinéma muet (qui ne s'appelle pas encore ainsi), et fait immédiatement de la Warner Bros Pictures l’un des piliers de l’industrie hollywoodienne.
Invention de la piste optique
Fort de ces succès, le système Vitaphone, disque et film, se répand
dans toutes les salles de cinéma et chez les forains. Mais déjà, la
technique fait un bond en avant : la Fox Film Corporation inaugure un procédé photographique, le son Movietone,
où un fil conducteur tendu entre les deux branches d’un aimant,
s’écarte quand le courant passe en provenance d’un microphone (une toute
récente invention). Un fin pinceau de lumière est dirigé sur le fil,
déformé par les impulsions électriques du micro. La lumière, conduite et
concentré par un objectif du type microscope, impressionne le bord
d’une pellicule photosensible 35 mm, traçant
un son dit "à densité variable" (blanc, noir et gamme de gris), dont la
qualité s’estompe malheureusement à force de projections. Ce que l’on
appelle désormais la "piste optique" est intercalée entre l’une des
rangées de perforations et le bord des photogrammes, rognant une partie
de l’image. Radio Corporation of America
(RCA) lance une technique au meilleur rendement sonore, dite "à densité
fixe" (blanc et noir seuls), où le fil est remplacé par le miroir
oscillant d’un galvanomètre, qui renvoie, toujours par l'intermédiaire
d'un objectif, les éclats de lumière en direction de la pellicule
photosensible.
Aussitôt, les films sonorisés avec le système Vitaphone sont
retranscrits sur pellicule à piste sonore. Les photogrammes des films
muets mesurent 18 mm de haut sur 24 mm de large, selon un rapport esthétique de 3 x 4, soit 1 x 1,3333. Le nouveau film sonore, avec sa piste optique de 2,5 mm offre une image de 18 mm de haut sur 21,2 mm
de large, ce qui lui donne un nouveau rapport hauteur/largeur de 1 x
1,1777, assez proche de l'image carrée (1 x 1), plus éloigné du fameux nombre d'or, « la divine proportion » de la Renaissance, soit : 1 x 1,6180, proportion idéale déterminée depuis l'antiquité grecque pour les arts graphiques et architecturaux.
Obligations du son, oppositions et malédictions
Deux ans plus tard, en 1930,
le cinéma sonore s’impose partout, mais il rencontre une opposition de
deux sortes. La plus importante, aux États-Unis, est soufflée par la
peur de perdre les marchés non anglophones, y compris le marché
britannique, pour qui l'accent américain est un sujet de moquerie.
Plusieurs solutions sont imaginées, comme tourner le même film, avec les
mêmes décors, mais avec des acteurs différents selon la langue.
Solution, on le comprend, difficile à mettre en œuvre. Laurel et Hardy choisissent un raccourci et tournent eux-mêmes les versions françaises et allemandes de leurs films95. L'autre raison est d'ordre esthétique. Les films "cent pour cent parlants" sont surnommés aux États-Unis, les talkies,
un mot à connotation péjorative, car la porte semble grande ouverte au
bavardage pour le bavardage, un retour à l'esthétique du théâtre dans ce
qu'elle a de moins originale. Plus important, certains des grands noms
du cinéma mondial, Chaplin, René Clair, Murnau, Eisenstein,
et bien d'autres dont les films ont la faveur du public, n'hésitent pas
à faire des déclarations incendiaires qui condamnent sans appel le film
parlant. Pour eux, le film muet, muni de ses cartons d'intertitres, a
atteint un degré de perfection dans l'esthétique du récit, que le succès
des talkies risque de réduire à néant en rejetant le langage de l'image au second plan96. Ainsi, lorsqu'il tourne en 1936 Les Temps modernes,
Chaplin boude le parlant, tout en utilisant abondamment la musique et
les bruits dans ce film sonore. Quelques rares paroles fusent ça et là,
mais le film n'est pas parlant. Et, lorsque le personnage doit malgré
tout faire entendre sa voix (il lui faut chanter une chanson dans un
cabaret pour gagner sa vie), il perd providentiellement ses antisèches
où sont inscrites les paroles (les manchettes de sa chemise), et il doit
improviser - et inventer - un langage inconnu, que seuls les mimiques
du personnage rendent compréhensibles. C'est un amusant pied de nez aux talkies.
La demande en films parlants modifie profondément l'industrie du
cinéma. Pour réaliser de bonnes prises de son, les studios sont régis
maintenant par l'obligation du silence. Silence, on tourne ! Les
tournages en extérieur posent le problème des bruits ambiants (trains,
usines, voitures, et les avions). Les cinéastes recherchent des lieux
éloignés des villes, ou reconstituent la nature en studio. Quand le
cinéma était muet, les plateaux étaient rentabilisés par la possibilité
de tourner plusieurs films en même temps. Le mélange tumultueux des
dialogues joués sur chaque décor (set), des ordres et des
indications techniques lancés entre les membres d'une même équipe, le
brouhaha des visites de curieux, tout cela n'est plus possible
dorénavant. Les studios réservés aux talkies voient leurs murs et
leur toiture insonorisés. Chaque plateau ne peut recevoir qu'un seul
tournage, ce qui alourdit les coûts de production. Au début, les
caméras, dont le cliquetis n'est pas le bienvenu pour les adeptes d'un
nouveau métier, l'ingénieur du son,
sont d'abord enfermées dans des cellules vitrées et insonorisées, où
sont aussi cloîtrés les opérateurs qui filment à travers une vitre. Pour
qu'elles retrouvent une partie de leur mobilité, les caméras sont
bientôt munies d'un lourd caisson de fonte d'aluminium doublé de feutre à
l'intérieur duquel on les installe (appelé un blimp, la caméra est dite "blimpée").
L'avènement du cinéma parlant interrompt la carrière de comédiens, de stars, à la voix désagréable. C'est le cas de John Gilbert, partenaire de Greta Garbo, dont la voix haut perchée le mène irrésistiblement au déclin dès ses premiers rôles parlants97. Sa vie inspire le film The Artist de Michel Hazanavicius, réalisé en 2011
(qui utilise les moyens techniques dont disposait le cinéma avant
l'arrivée du parlant, le succès planétaire de ce film récent prouve bien
ce qu'affirmaient les cinéastes opposés aux talkies : le cinéma est adulte avant même d'être parlant). Inversement, d'autres stars du muet savent rebondir, tel Ramón Novarro qui se maintient longtemps à l'affiche grâce à un beau timbre de voix et à ses talents de chanteur. Le film Chantons sous la pluie illustre en 1952, avec beaucoup de talent et d'humour, les affres de l'arrivée du parlant.
Au fil des décennies de l'existence du cinéma, l'enregistrement et la
reproduction du son vont passer par plusieurs étapes d'améliorations
techniques :
- Le son stéréophonique
- Le son magnétique
- Les réducteurs de bruit
- Le son numérique
Apport de la couleur
Premières expérimentations colorées
Émile Reynaud est le premier à utiliser la couleur pour ses Pantomimes lumineuses, projetées au Musée Grévin dès 1892. Image par image, il dessine à la main et applique ses teintes directement sur la pellicule Eastman de 70 mm de large sans couche photosensible, ce qui fait de lui l'inventeur du dessin animé.
En 1906, l'Américain James Stuart Blackton enregistre sur support argentique 35 mm, à la manière d’un appareil photo, photogramme après photogramme, grâce à ce qu’on nomme le « tour de manivelle », un « procédé (qui) fut appelé en France "mouvement américain". Il était encore inconnu en Europe98 », un film pour la Vitagraph Company, qui est le premier dessin animé sur support argentique de l'histoire du cinéma, Humorous Phases of Funny Faces
(Phases amusantes de figures rigolotes), où l'on voit, tracé en blanc à
la craie sur un fond noir, un jeune couple qui se fait les yeux doux,
puis vieillit, enlaidit, le mari fume un gros cigare et asphyxie son
épouse grimaçante qui disparaît dans un nuage de fumée, la main de
l'animateur efface alors le tout. Le générique lui-même est animé. C'est
drôle, mais la couleur est encore absente.
En 1908, le Français Émile Cohl,
inspiré par le travail de Blackton, filme image par image ses dessins
tracés à l’encre de Chine sur des feuilles de papier blanc, qui
représentent des personnages ou des formes dans les différentes phases
de leurs mouvements ou déplacements. Il établit ensuite un contretype du
film négatif,
qui inverse les valeurs et sert ensuite pour tirer les copies : le fond
blanc devient noir, et le dessin noir devient blanc (sans recours ni au
tableau noir ni à la craie). C'est le très drôle Fantasmagorie
qui inaugure la riche carrière d'animateur d'Émile Cohl. Mais en
adoptant cette technique, Émile Cohl doit renoncer du même coup à la
couleur, puisque la pellicule est encore en noir et blanc.
Le recours au dessin directement appliqué sur le support, à la
manière d’Émile Reynaud, revient plusieurs fois dans les recherches
ultérieures de cinéastes dont certains en font une presque spécialité.
C’est le cas du Québécois Norman McLaren qui, de 1933 aux années 1980,
éprouve différentes techniques, dont les dessins obtenus par grattage
direct de la couche photosensible du film, et l’utilisation de peintures
déposées directement sur le support-film. Ces bandes coloriées sont
ensuite copiées en continu (sans barre d’obturation) sur une pellicule
couleur normale. Norman Mc Laren innove également en dessinant des
bandes son qui reprennent les ondulations caractéristiques des pistes
sonores optiques, directement dessinées sur le support-film dans toute
sa largeur. Le son obtenu par réduction du dessin à l’échelle d’une
piste sonore optique standard, accompagne sa propre image. On voit et on
entend le son.
En 1894,
l’une des bandes produites par Thomas Edison, filmées par Laurie
Dickson, est ensuite coloriée à la main (teinture à l'aniline), image
par image, par Antonia Dickson, la sœur du premier réalisateur de films.
Il s’agit de Serpentine Dance (en français, Danse du papillon !), très courte bande de 20 secondes, où la danseuse Annabelle virevolte avec des effets de voilage à la manière de Loïe Fuller.
L’effet est aujourd’hui toujours très réussi. C’est la première
apparition de la couleur appliquée à la prise de vue photographique
animée.
L’apport de la couleur passe dans les premières décennies du cinéma par deux solutions :
- La première est bon marché, et son attrait limité mais reconnu. C’est la teinture dans la masse de chaque copie de projection, par immersion dans un bain colorant transparent qui donne à chacune une lumière particulière. Un bobineau montrant une baignade à la mer est teinté en vert. Une scène de forge ou d’incendie est de même teintée en rouge. Le bleu est utilisé pour les régates sur l’eau, le jaune accompagne les vues du désert… Georges Méliès utilise ce procédé économique pour teinter chacun des bobineaux dont il fait un bout à bout, soulignant ainsi les différents « tableaux » de ses comédies.
- La seconde est le coloriage à la main de chacun des photogrammes, à l’aide d’un pochoir enduit d’encre. Cette technique, qui exige le renfort de nombreuses « petites mains », est beaucoup plus onéreuse, mais l’effet spectaculaire est garanti. Georges Méliès n’est pas le seul à l’utiliser. Les productions Pathé, Gaumont, et bien sûr Edison, montent des ateliers où s’escriment des dizaines de femmes qui colorisent au pinceau, au pochoir manuel, puis avec un système mécanique de modèle entraînant, par l’intermédiaire d’un parallélogramme ou de cames, un ou plusieurs pochoirs. Le processus de colorisation est un travail à la chaîne où chaque couleur est appliquée par un poste qui lui est exclusivement alloué. Cette technique est reprise de nos jours pour la colorisation des films Noir et Blanc, qui leur permet une seconde vie, soit en salle, soit à la télévision, soit dans les formats domestiques, cassettes, DVD, Blu-Ray, mais les petites mains sont remplacées dorénavant par l’intelligence artificielle.
Après avoir découvert le découpage en plans et bien d’autres
innovations fondamentales du cinéma, le britannique George Albert Smith
se désintéresse de la réalisation des chase films. Il préfère se lancer dans la recherche pure en mettant au point avec l'Américain Charles Urban un procédé de film donnant l'illusion de la couleur sur film noir et blanc, le Kinémacolor dont le premier film, Un rêve en couleur, date de 1911.
Ce procédé nécessite une caméra et un appareil de projection
spécifiques. L’obturateur rotatif qui masque le déplacement de la
pellicule est muni d’un filtre rouge-orangé dans l’un des secteurs
ouverts qui permettent l’impression ou la projection des photogrammes,
et d’un filtre bleu-vert dans le second secteur ouvert. La colorisation
affecte la prise de vue (toujours en noir et blanc) en changeant les
valeurs de gris par un phénomène proche de l’irisation, les changements
s’effectuant pour chacun des filtres, une image sur deux. En projection,
les mêmes filtres colorisent les valeurs de gris par le même phénomène.
Les films paraissent bien en couleur, mais les inconvénients du
Kinémacolor sont multiples : le bleu et le blanc sont peu ou mal rendus,
les couleurs sont un peu pâteuses. Et surtout, le procédé nécessite
l’investissement d’un équipement qui fonctionne exclusivement pour le
Kinémacolor. De plus, afin que le passage alterné, d’une image filtrée
en bleu-vert à l’image suivante filtrée en rouge-orangé, ne provoque pas
un clignotement désagréable à l’œil, la vitesse de prise de vue et de
projection est portée à 32 images par seconde et se révèle gourmande en
pellicule. Après quand même quelque deux-cent cinquante films, le
Kinémacolor est abandonné pour des raisons économiques, juste avant la
guerre de 1914-1918.
L'apparition du Technicolor
Un autre procédé, américain, va remplacer le Kinémacolor, mis au point pendant la Première Guerre mondiale : le Technicolor.
- Le premier film de la société Technicolor date de 1917, The Gulf Stream99. Ce film est tourné selon un procédé à une seule pellicule (alternance de filtres différents une image sur deux, vitesse de 32 images par seconde) qui ressemble à s’y méprendre au Kinémacolor de George Albert Smith, pour ne pas dire qu’il s’agit d’une contrefaçon. The Gulf Stream est considéré comme perdu, sauf quelques photogrammes. Le procédé utilisé est abandonné.
- Aussitôt après, en 1922, Technicolor sort un nouveau procédé à deux pellicules superposées, tournant à la vitesse normale de l’époque, 16 images par seconde. The Toll of the Sea est le premier des films tournés avec ce procédé. D’autres suivront, parmi eux Les Dix commandements, la première version de Cecil B. DeMille, Le Roi des rois du même Cecil B. DeMille, mais également la première version de Le Fantôme de l’opéra, celle aussi de Ben Hur (avec Ramón Novarro dans le rôle titre), et Le Pirate noir (avec Douglas Fairbanks), tous de très grands succès populaires qui feront plus tard l’objet de remakes.
- Enfin, en 1928, le procédé à trois pellicules est mis au point et donne le premier film du procédé Technicolor trichrome : Les Vikings, première version.
Le procédé trichrome utilise lui aussi le seul film disponible, le
film noir et blanc. La prise de vue s’effectue avec une caméra lourde
aux dimensions imposantes, qui fait défiler en même temps trois
pellicules noir et blanc synchronisées. Derrière l’objectif, un double
prisme laisse passer en ligne droite l’image filtrée en vert qui
impressionne l’une des pellicules. Par un premier filtrage, le même
double prisme dévie le faisceau du rouge et du bleu sur un pack
de deux pellicules qui défilent l’une contre l’autre. La première est
dépourvue de la couche anti-halo qui « ferme » habituellement le dos des
pellicules, l’image peut la traverser mais au passage l’impressionne au
bleu, tandis qu’elle impressionne dessous l’autre pellicule filtrée au
rouge. La prise de vue fournit ainsi trois négatifs en noir et blanc,
qui représentent les matrices de chaque couleur fondamentale par leur
complémentaire (le jaune donné par le monochrome bleu, le rouge magenta
donné par le monochrome vert, le bleu-vert donné par le monochrome
rouge). Le tirage des copies fonctionne selon le principe et la
technique de la trichromie de l’imprimerie, avec les mêmes possibilités
de régler l’intensité de chaque couleur. L’impression se fait par
contact des reliefs de la gélatine de chaque matrice, au préalable
durcie, qui déposent des encres spéciales sur une pellicule qui reçoit
successivement le passage de chaque matrice et le dépôt des couleurs
afférentes100.
Très vite, il apparaît la nécessité d’ajouter une quatrième
impression, un gris neutre dont la matrice est obtenue par la
superposition photographique des trois matrices de la prise de vue, afin
de souligner le contour des formes qui prennent ainsi plus de corps.
Mais le procédé direct à la prise de vue est particulièrement onéreux à
cause du déroulement simultané de trois pellicules utilisées à chaque
prise de chaque plan. Or, les doublons sont destinés en principe, pour
les meilleurs : à la conservation d’une sécurité en cas de détérioration
de l’original, pour les autres : au recyclage. Ce recyclage apparaît
comme une perte inutile d’argent. Une solution est trouvée par la mise
au point de l’Eastmancolor, un film "monopack" dont le processus de création doit être précisé.
Dans les années 1930, l’Allemagne, sous la botte du Parti national-socialiste,
développe un cinéma de propagande doté d’énormes moyens financiers. La
recherche d’un procédé de film en couleur, utilisant un support unique
léger qui favoriserait la prise de vue documentaire (dans un but
politique), est menée hâtivement. Le procédé Agfacolor, inventé à l’origine pour la photographie sur plaques de verre, est alors décliné sur film souple, d’abord en film inversible
(le film subit deux traitements successifs - développement, puis
voilage - qui le font passer du stade négatif au stade positif), puis en
négatif (nécessitant ensuite des copies positives séparées). Le procédé
comprend sur le même support trois couches sensibles superposées, la
première sensible au bleu, la deuxième sensible au vert – séparée de la
première par une couche-filtre jaune – et la troisième sensible au
rouge. Dans les années 1935 à 1943,
les documentaires nazis sont tournés pour beaucoup d'entre eux en
couleur. Après la guerre, ces films en couleur seront considérés comme
perdus, mais seront retrouvés dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique). Ils avaient été confisqués en qualité de prises de guerre.
En 1945, après la défaite de l'Axe Rome-Berlin-Tokyo,
les Alliés et les Soviétiques s’emparent de découvertes technologiques
allemandes, et ramènent derrière leurs frontières, entre autres procédés
et techniques, ceux du film en couleur. Aux États-Unis, le procédé
soustractif de l’Agfacolor devient l’Eastmancolor, en URSS il donne le
Sovcolor, en Belgique le Gévacolor, et au Japon, sous contrôle
américain, naît le Fujicolor.
Par rapport au Technicolor, le procédé Eastmancolor propose une
alternative économique au stade de la prise de vue. Dans les années 1950,
les films Technicolor sont désormais tournés en Eastmancolor. Après le
tournage, une fois le montage achevé, on tire du négatif monopack
Eastmancolor les quatre matrices qui vont servir à l’impression des
copies du film selon le procédé Technicolor trichrome, avec l’avantage
sur le négatif Eastmancolor, de pouvoir être étalonnées efficacement au
niveau chromatique, pour chacune des couleurs primaires.
Un procédé encore plus économique, découvert en photographie dans les années 1920, est adapté au cinéma en Italie dans les années 1950 : le Ferraniacolor. Il va servir essentiellement les films à costumes, et plus particulièrement les péplums
qui relancent la production italienne. Les films tournés en
Ferraniacolor (en Italie mais aussi dans toute l'Europe de l'Ouest) ont
eu quelques décennies plus tard leur vie bouleversée par un phénomène
relativement rapide de décoloration, allant jusqu’à la monochromie.
Heureusement, les films les plus importants ont été reproduits à temps
sur Eastmancolor, et plus tard, les films moins fondamentaux ont quand
même été sauvés du néant, et commercialisés à la télévision et sur les
supports domestiques (cassettes, DVD, Blu-ray) par une reconnaissance
des dernières traces des couches colorées et leur remise à niveau grâce
aux ordinateurs spécialisés en trucages numériques.
Débats sur l'apport de la couleur
Le Technicolor trichrome plaît aux spectateurs, ses teintes un peu
irréelles en font un support idéal du rêve. C’est le glamour du
Technicolor direct, son charme inimitable. Le Magicien d’Oz, les comédies musicales,
sont tournées en Technicolor. L’apport de la couleur au cinéma est-il
une avancée ou un bariolage superflu ? Est-il un bien, est-il un mal ?
C'est le débat qui a déjà eu lieu à propos du film parlant, qui reprend
entre les partisans de l’ancien et ceux du nouveau. En 1954, Henri Agel, qui dirige au lycée Voltaire le cours de préparation à l’Institut des hautes études cinématographiques101, écrit une phrase révélatrice du malaise que peut procurer à l’époque la couleur quand elle s'affiche sans complexe : « Les cartoons de Tex Avery, de Walter Lantz
et de quelques autres misent sur le paroxysme dans le déchaînement de
la férocité, dans le montage et aussi dans la couleur. Les images
frénétiques giclent aux yeux et on sait du reste que les traumatismes
qu’elles procurent conviennent fort peu à des enfants »102.
La couleur est assimilée à une arme maléfique que manipuleraient des
cinéastes « féroces » cherchant à traumatiser, à blesser le regard des
spectateurs avec des « images frénétiques ». En vérité, la couleur a
longtemps été considérée comme un rajout inopportun et disgracieux aux
images du cinéma, que seul le noir et blanc était sensé porter au niveau
des arts majeurs. Dès qu’elle apparaît, les esprits critiques la jugent
à l’aune des maîtres de la peinture, qu’elle soit primitive, classique
ou contemporaine. Dans le même livre, Henri Agel s’émerveille, à la vue
du film franco-italien Le Carrosse d'or, réalisé en 1952 par Jean Renoir, fils du peintre Auguste Renoir : « On se laisse séduire par l’harmonie et le moelleux de ces accords qui rappellent certaines toiles de Chagall, ou les Arlequins de Picasso ».
À aucun moment, le film en noir et blanc n’a été ainsi comparé aux
autres arts graphiques, sinon à la photographie qui utilise le même
support argentique panchromatique.
Les réticences à l’emploi de la pellicule couleur sont aussi un problème des cinéastes eux-mêmes. Le réalisateur indien Satyajit Ray rappelle, lors du tournage de Tonnerres lointains
, « qu’avec le passage du temps, s’instaurèrent des règles : les films
comprenant danses et chants, à caractère historique ou extraordinaire,
fantastique ou pour les enfants, les comédies légères teintées d’humour
ou, enfin, les films sur la nature, étaient en couleurs, et par ailleurs
les films sérieux, les thrillers intenses, les policiers étaient idéaux
quand ils étaient tournés en noir et blanc. Règles de Hollywood ! »103
Le réalisateur signifie par là que les films qui comptent, ceux qui
exposent les problèmes que rencontre la société dans ses mutations, les
conflits intergénérationnels, la confrontation des femmes avec l’ordre
patriarcal, la lutte mortelle entre les truands et la police, la
corruption des politiques, etc., tous ces sujets ne tolèrent pas la
distraction qu’est sensé représenter l’arc en ciel du film couleur,
réservé aux films de distraction ou destiné à la clientèle enfantine.
Tourner Sissi impératrice, ou Tous en scène en couleur, fait partie des choses admises, et pas seulement à Hollywood, mais encore dans le monde roucoulant et harmonieux de Bollywood. Il faut bien se rappeler que Tonnerres lointains se déroule durant la Seconde Guerre mondiale,
au début d’une grande famine qui va semer la mort en pays bengali et
que Satyajit Ray tient à justifier son choix de la couleur, malgré la
gravité du sujet. Mais à l’époque de ce film, en 1973, le public a déjà admis que la tragédie peut se raconter avec des couleurs. En 1958, Raoul Walsh réalisait Les Nus et les morts, d’après le roman The Naked and the Dead de Norman Mailer, un film âpre et complexe sur la Guerre du Pacifique.
Les couleurs se résument dans ce film aux gammes des verts uniformes
qui habillent tous les personnages, et au piège vert et mortel de la
jungle, à l'exception de flash-backs très colorés qui évoquent leur vie
amoureuse au pays. En fait, le film ressemble par son traitement
chromatique des scènes de guerre à un film en noir et blanc, on pourrait
dire en vert et blanc. De la même façon, les films autour du personnage
de L’Inspecteur Harry
sont aux couleurs du béton et de la ferraille des lieux de perdition où
se déroulent les histoires. Depuis, tous les cinéastes ont accepté la
couleur, sur toute l’étendue de sa palette, comme un élément aussi
puissant que le noir et blanc dans le traitement de la violence ou de la
terreur. Les Affranchis, de Martin Scorsese, est bien un film haut en couleurs, mais pas un divertissement pour les enfants…
Compléments technologiques
"Grand écran" versus "petit écran"
Dans les années 1950, aux États-Unis, et dans les années 1960, en Europe, l’audience du cinéma est menacée par un concurrent qui va se révéler redoutable, la télévision. En 5 ans, de 1947 à 1952, le nombre de récepteurs de télévision se multiplie au centuple aux États-Unis104.
Le principal atout de la télévision est qu’elle est diffusée par un
objet domestique, bientôt familier malgré son coût exorbitant, un meuble
qui trône au salon comme signe de la bonne santé financière des
propriétaires, et comme preuve de leur ouverture au monde. Car l’attrait
de ses images en noir et blanc est l’illusion de faire entrer
l’information, les jeux, les spectacles, les sports, directement chez
soi, une façon de souligner l’importance de l’hôte. Les présentatrices,
aussi bien que les présentateurs, s’invitent chez le téléspectateur et
s’adressent à lui les yeux dans les yeux, commentant pour lui les
événements de la veille, ou mieux, de la journée, ou, encore plus
extraordinaire, en direct, en simultanéité avec l’événement, proche
parfois. Très rapidement, l’offre télévisuelle va couvrir un champ qui
laisse loin derrière le cinéma. Car en plus de l’information
instantanée, mondiale, nationale ou locale, elle comprend des films
spécifiques qui se déroulent sur plusieurs épisodes, comme on le faisait
au cinéma dans les années 1910-1920.
Les créneaux de la télévision deviennent ainsi des rendez-vous
coutumiers à domicile. Les salles de cinéma sont victimes d’une
hémorragie qui, en quelques années, va les faire en partie se
transformer en garages ou en supermarchés.
Les cinéastes trouvent la parade à cette crise en développant ce qui
semble être le principal atout du cinéma : le « grand écran », qui
s’oppose à l’écran cathodique, petit et presque rond, aux images noir et
blanc blafardes. Le gigantisme des projections est une réponse
raisonnable à l’attaque massive du « petit écran ». En 1927, pour un film-fleuve de 3 heures 30, Napoléon, le cinéaste français Abel Gance
cherche à sortir des limites étroites du film muet, afin, pense-t-il,
de donner libre-cours au lyrisme échevelé de son hymne à la Révolution française.
Dans la troisième partie de son ouvrage, il a l’idée de projeter
simultanément, côte à côte, trois films sur un écran géant couvrant la
surface de trois écrans traditionnels, un procédé triptyque qu’il
baptise "Polyvision". Mais l’exploitation en salle de son film se fait
normalement, sur un seul écran. Seules, quelques projections de
prestige, dont la première, à l’Opéra Garnier, accompagnée en direct par la composition originale d’Arthur Honegger, respectent la Polyvision prévue. Mais l’expérience, bien que louée par tout un chacun, reste sans suite.
Cinérama
En 1952, la première réplique à l’avancée irrésistible de la télévision se nomme Cinérama,
et reprend en quelque sorte l’idée d’Abel Gance. La différence,
essentielle, est que la partie triptyque de Napoléon présente trois
images indépendantes. Par exemple, le comédien Albert Dieudonné
(Napoléon Bonaparte) apparaît seul sur l’écran central, ses soldats
déferlent à gauche et à droite (parfois dans la même image inversée
gauche-droite, le plus souvent en deux plans différents).
Le Cinérama105,
lui, utilise un écran courbe de 146° qui remplace l’écran plat du film
normal, dont chaque tiers est couvert par la projection de trois films
se déroulant grâce à trois projecteurs synchronisés. Les trois
projections reconstituent une seule image, gigantesque, qui donne
l’illusion d’entourer le spectateur, et les appareils projettent suivant
le rayon de courbure de l’écran. Le projecteur no 1, situé à gauche dans la cabine de projection, projette le tiers droit de l’écran, le no 2, situé au centre, projette le tiers central, le no 3,
situé à droite de la cabine, projette le tiers gauche de l’image. Les
faisceaux des projecteurs 1 et 3 se croisent, et les deux appareils
convergent de manière à être le plus possible en face de leur partie
courbe d’écran, afin d’éviter les déformations de l’image. Deux
inévitables zones de séparation révèlent la rencontre de l’image
centrale avec les deux autres. La cadence de prises de vues, et bien
entendu celle de projection, est portée à 26 images par seconde, pour
supprimer un papillonnement parasite.
À la prise de vue, trois caméras synchronisées mécaniquement sont
fixées solidairement l’une à l’autre, selon le même principe de
convergence : la caméra de gauche filme la partie droite de l’image, la
caméra centrale filme la partie centrale, la caméra de droite filme la
partie gauche de l’image. Les trois caméras enregistrent chacune le même
plan du film en tournant en même temps sur une pellicule 35 mm
standard dont les photogrammes sont plus hauts que larges,
s’impressionnant sur la hauteur de 6 perforations au lieu de 4 pour le
film normal. Le passage en premier plan d’un personnage ou d’un objet ne
respecte pas la continuité voulue de l’image et donne une impression de
saut dans l’espace (impression liée à la courbure des objectifs de
chacune des trois caméras).
Lors des projections, le son est fourni en stéréophonie par une
quatrième bande, magnétique, qui nécessite une quatrième machine. Sept
pistes sonores distribuent le son sur la circonférence de l’écran géant
cintré.
On comprend que les nombreuses et coûteuses adaptations des salles,
nécessaires à l’utilisation du Cinérama, repoussent la plupart des
propriétaires de salles. À Paris, le Gaumont Palace,
place Clichy, se voue exclusivement au nouveau procédé que sa direction
suppose être l’avenir et la sauvegarde du cinéma. C’est pourtant le
Cinérama qui va tuer la salle, dont la fréquentation chute brutalement.
Le procédé semble bon, mais la production de films en Cinérama ne suit
pas, malgré La Conquête de l’Ouest, signé par Henry Hathaway, George Marshall et John Ford. Un second film, sorti lui aussi en 1962, Les Amours enchantées, réalisé par Henry Levin, qui raconte la vie des frères Grimm à partir de leurs contes, est loin de remplir les salles. De 1952 à 1962,
dix films seulement sortent en Cinérama, dont huit sont des
documentaires, en fait, il s’agit de promotions du procédé. Le procédé
est alors abandonné, et l’appellation Cinérama est parfois utilisée
abusivement pour des films tournés et projetés selon d’autres procédés.
CinémaScope
Dès 1953, la 20th Century Fox lance le CinémaScope105, un procédé repris à partir d’une invention de 1926, du chercheur français Henri Chrétien, tombée depuis en déshérence industrielle. L’Hypergonar
du professeur Chrétien est un complément de l’objectif principal, et, à
la différence des optiques traditionnelles dont les lentilles sont
sphériques, il est constitué de lentilles cylindriques, capables
d’aplatir l’image, de la réduire en largeur, de la comprimer, au niveau
de son foyer optique dont l’image virtuelle, qui a subi cette
anamorphose, est reprise par l’objectif principal et enregistrée sur la
pellicule de type standard 35 mm. Le même
type d’objectif redonne lors de la projection la véritable largeur du
champ filmé, en la redéployant dans l’espace. Le rapport largeur/hauteur
de l’image filmée est à l’origine de 2,55:1,
ce qui fait d’elle une image très allongée, mais compressée par
l’Hypergonar pour tenir sur la hauteur de 4 perforations. À la
projection, le son est stéréophonique, disposé sur plusieurs pistes
magnétiques à gauche et à droite des photogrammes. Pour récupérer la
place nécessaire au couchage de ces pistes, les perforations des copies
sont réduites en largeur : au lieu d’être rectangulaires, elles sont
carrées, nécessitant pour leur projection de munir l’appareil de
débiteurs spécifiques, en plus d’une fenêtre de projection dimensionnée
au format CinémaScope. Pour satisfaire les propriétaires de salles qui
rechignent à faire la dépense de débiteurs spéciaux interchangeables,
car elle s’ajoute au prix dispendieux des deux objectifs à lentilles
cylindriques pour équiper chacun des deux postes de projection, la 20th
Century Fox distribue aussi des copies à piste optique standard unique,
ou double (pour obtenir une stéréo minimale : son à droite ou à gauche,
ou central), dont le ratio passe de 2,55:1 à 2,39:1
pour laisser la place à la piste située toujours à gauche des
photogrammes. L’image conserve cependant son attrait de grand espace,
offrant au public un spectacle plus conforme à la largeur de la vision
humaine que la fenêtre étroite du ratio standard de 1,37:1.
C’est ainsi que la 20th Century Fox présente la même année son premier film tourné et projeté en CinémaScope (2,55:1), La Tunique, un péplum, avec Richard Burton, Victor Mature et Jean Simmons.
Le film souffre des difficultés nouvelles révélées par
l’expérimentation du procédé. Plus particulièrement d’un statisme de la
mise en scène et d’une longueur insupportable des plans larges.
L’Hypergonar nécessite en effet un réglage particulier, doublé d’un
réglage de l’objectif principal. Tout changement de mise au point, par
déplacement soit des comédiens, soit de la caméra, suppose une délicate
opération à deux niveaux. De surcroît, la disposition frontale de
l’Hypergonar exige, pour ne pas vignetter l’image, d’utiliser des
objectifs primaire de longue focale, capables par leur angle étroit
d’éviter de filmer l’intérieur du complément optique. Le réalisateur Henry Koster
se charge comme on dit, d’essuyer les plâtres. Mais les spectateurs
sont enchantés et le film La Tunique rencontre un énorme succès. À tel
point que la 20th Century Fox propose avec arrogance à ses concurrents
d’acheter l’autorisation d’utiliser son brevet pour la production de
films en CinémaScope. Presque tous se plient aux exigences du vainqueur.
À l’exception de Paramount et de RKO (Radio Keith Orpheum).
Superscope
En 1954, RKO réplique au CinémaScope par un procédé maison, le Superscope105, qu’un amateur éclairé d’histoire des techniques du cinéma qualifie de « CinémaScope du pauvre »105.
Superscope, et non pas SuperScope, car le S majuscule de CinémaScope
est une caractéristique de la marque déposée par 20th Century Fox, et
SuperScope constituerait une contrefaçon qui serait immédiatement
traînée et condamnée en justice. Le procédé Superscope préfigure le
Super 35 mm utilisé de nos jours. L’image,
d’un ratio 2:1, est impressionnée sur le négatif sans anamorphose, donc
sans le recours à une optique de complément, c’est-à-dire sans les
inconvénients de l’Hypergonar, en utilisant toute la largeur du film 35 mm, supprimant la réserve prévue pour la piste optique. La fenêtre de prise de vue est taillée directement au rapport 2:1.
En conséquence, la barre d’obturation est notablement épaissie et l’on
peut dire que la surface disponible du négatif n’est utilisée qu’à 50%,
une perte de matière considérable, et une perte de définition
dommageable puisque le film obtenu est destiné en principe à une
projection sur écran géant. Pour ménager la place de la piste optique
sur les copies, la société Technicolor compresse légèrement l’image avec
un système mis au point par elle. La projection des films en Superscope
est assurée dans les salles équipées en CinémaScope, d’autant plus
facilement que RKO, pour des raisons d’économie, a renoncé au son
stéréophonique. Le film Vera Cruz, réalisé par Robert Aldrich, avec Gary Cooper et Burt Lancaster, est tourné en Superscope.
VistaVision
Paramount, ayant refusé les propositions de la 20th Century Fox, se
doit, elle aussi, d’innover pour faire pièce au CinémaScope et au
Superscope. Elle choisit en 1955 un procédé original et performant, la VistaVision105, qui délivre au choix un rapport de 1,66:1, proche du nombre d’or, ou 2:1,
identique au Superscope. Mais la VistaVision n’est pas le Superscope du
pauvre. Bien au contraire, son adoption par Paramount suppose un coût
plus élevé des films tournés avec ce procédé. La pellicule reste bien le
35 mm standard, mais elle défile horizontalement, sur la largeur de 8 perforations, impressionnant un photogramme de 36 mm de large sur 18,3 mm
de haut. La qualité, en termes de définition, est superbe. Pour
l’exploitation des copies, s’offrent deux solutions : soit le film est
réduit optiquement sur une pellicule 35 mm
standard à défilement vertical, et l’appareil de projection est équipée
d’une fenêtre aux dimensions VistaVision, soit les copies sont
identiques au négatif et leur projection nécessite des appareils
spéciaux qui entraînent le film à l’horizontal devant la fenêtre de
projection sur la largeur de 8 perforations par photogramme, et
respectent la haute qualité de l’image filmée.
La caméra adaptée au déroulement horizontal du film est d'abord une
caméra transformée mécaniquement pour entraîner le film sur 8
perforations, que les cinéastes américains, dans leur langage imagé,
surnomment le "Papillon" (Butterfly), car les deux magasins sont
couchés à l'horizontal, comme deux ailes de papillon. Plus tard, les
deux magasins sont disposés verticalement, l'un à côté de l'autre, et le
film, lui, se déroule à l'horizontal et traverse donc le mécanisme,
passant de gauche à droite. Cette caméra est baptisée "Fainéante 8" (Lazy 8).
"Fainéante", parce que le film se déroule en position couchée, et "8"
parce que le film avance, à chaque impression de photogramme, d'un pas
de 8 perforations.
Alfred Hitchcock, en contrat chez Paramount, tourne tous ses films en couleurs dès Mais qui a tué Harry ? jusqu’à La Mort aux trousses en VistaVision au ratio 1,85:1. Cecil B. DeMille tourne Les Dix commandements avec le même procédé.
CinémaScope55
Depuis l’invention du cinéma, les formats qui ont tenté de détrôner le 35 mm et son origine, le 70 mm,
ont été nombreux, et pour la plupart ont échoué. Même la 20th Century
Fox, qui, en 1955, forte de son CinémaScope qui ramène le public dans
les salles, tente d’imposer le format 55,625 mm
impressionnant ses photogrammes sur une hauteur de 8 perforations (il
ne s’agit donc pas d’un défilement horizontal semblable à la
VistaVision), avec une anamorphose du type à lentilles cylindriques,
portant l’appellation de CinémaScope55105. Les copies sont soit en 55,625 mm
avec des photogrammes hauts de 6 ou 8 perforations (les copies en 6
perforations sont moins coûteuses), soit réduites optiquement en copies 35 mm CinémaScope standard. Le Roi et moi, avec Yul Brynner et Deborah Kerr,
est tourné en CinémaScope55. Mais ce format, qui voulait imposer
l’hégémonie de la 20th Century Fox, en déstabilisant les réponses de la
RKO avec le Superscope et de la Paramount avec la VistaVision, échoue à
son tour.
Todd-AO
En 1955, Mike Todd,
l’un des promoteurs du Cinérama dont il perçoit rapidement les limites
commerciales, décide de ressortir des oubliettes du cinéma des années 1930 un format de pellicule qui, à l’époque, avait eu une existence éphémère : le 65 mm.
Moins gourmand que le Cinérama, ce format pourtant luxueux semble une
bonne réplique au CinémaScope triomphant de la 20th Century Fox. Les
premières prises de vue sont d’ailleurs exécutées sur des caméras
vieilles d’un quart de siècle, motorisées pour la circonstance. Pour
reprendre ce format, Mike Todd s’associe avec la société American Optical, d’où l’appellation du procédé : le Todd-AO105.
Le format 65 mm impressionne des
photogrammes sur toute la largeur de la pellicule, d’une rangée de
perforations à l’autre. En hauteur, les photogrammes sont entraînés par 5
perforations de part et d’autre, au lieu de 4 pour le 35 mm. Les proportions sont de 2,2:1 Le mètre de pellicule coûte environ le double du 35 mm,
mais la surface de l’image étant trois fois plus grande, la définition
l’est dans la même proportion, ce qui permet une projection trois fois
plus « piquée » sur un écran géant.
La projection Todd-AO utilise des copies 70 mm, qui permettent de rajouter de part et d’autre de la pellicule, sur deux fois 2,5 mm,
deux pistes magnétiques, en tout quatre pistes. Pour compléter la
panoplie stéréophonique, le photogramme est légèrement rogné de chaque
côté pour laisser la place à deux autres pistes magnétiques, situées
entre l’image et les perforations. Ce qui fait un total de six pistes
sonores. Le photogramme des copies 70 mm Todd-AO mesure 22 mm de haut sur 48,6 mm
de large. Pour faciliter le chargement de l’appareil de projection et
les éventuelles réparations de la pellicule, le passage d’un photogramme
à l’autre est indiqué par une minuscule perforation ronde entre les
perforations rectangulaires. Pour assurer la planéité de la pellicule
lors de son passage devant la fenêtre de projection, un système
d’émission d’air comprimé est mis en place dans le couloir de défilement
des appareils.
Oklahoma !, adapté d’une comédie musicale de Broadway, vieille d'une dizaine d'années, est le premier film sorti en 70 mm Todd-AO. Mike Todd est conscient que le parc international des salles de cinéma est dans son immense majorité équipé en format 35 mm.
Pour produire ce film coûteux avec RKO, il signe un accord avec 20th
Century Fox, qui prévoit une sortie massive différée de copies 35 mm
en CinémaScope, afin d’atteindre le plus large public. 20th Century Fox
exige que le film soit tourné en deux versions simultanées, avec deux
caméras placées côte à côte, l’une chargée en 65 mm, l’autre en 35 mm, équipée non pas d’un objectif muni d’un Hypergonar Chrétien, mais d’un objectif cylindrique fabriqué par Bausch & Lomb Optical,
qui offre par construction l’anamorphose du CinémaScope, éliminant
ainsi les inconvénients d’un double objectif. 20th Century Fox hérite
d’un négatif à son format exclusif, et assure lors de la seconde sortie,
l’essentiel des recettes dont elle rétrocède par contrat les parts
légitimes aux initiateurs du film. Les deux versions de Oklahoma ! sont légèrement différentes, les deux caméras ne filmant pas exactement sous le même angle les mêmes plans.
Technirama
Contrairement aux autres procédés, le Technirama105,
qui veut faire pièce au Todd-AO, n’est pas initié par une société de
production. C’est la société Technicolor qui le commercialise à partir
de 1957, en
collaboration avec la société hollandaise Old Delft (Oude Delft) qui
apporte son projet de compression de l’image par un double prisme pour
la prise de vue, et par un double miroir pour la projection. La première
société à louer ce procédé est la Titanus italienne, pour un film italo-américain, Une histoire de Monte Carlo, avec Marlene Dietrich et Vittorio De Sica.
Le Technirama utilise le film 35 mm
classique, mais en défilement horizontal sur une largeur de 8
perforations, qui fournit déjà un ratio allongé. Comme l’objectif
"Delrama" est un anamorphoseur qui comprime l’image de 1 fois ½, le
rapport final largeur/hauteur est porté à 2,35:1, ce qui le rapproche du
CinémaScope (2,39:1), avec plusieurs avantages : le premier est la
compression moindre (1,5 au lieu de 2) qui évite les déformations de
courbure du procédé de la 20th Century Fox ; le deuxième est l’obtention
d’une définition plus poussée de l’image dont la surface d’impression
est plus grande ; le troisième est la luminosité du système de double
prisme qui absorbe moins de lumière que les lentilles cylindriques de
l’Hypergonar. Pour des raisons d'économies, les copies de projection du
Technirama se présentent le plus souvent sous la forme de 35 mm à défilement normal, les photogrammes étant purement et simplement anamorphosés.
Le premier film 100% américain tourné en Technirama est celui réalisé par Richard Fleischer, Les Vikings, avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Ernest Borgnine et Janet Leigh (1958).
MGM Caméra 65 & Ultra-Panavision 70, Super Panavision 70
La Metro-Goldwyn-Mayer, qui accepte le diktat de la 20th Century Fox en 1953 et tourne avec le procédé du CinémaScope, décide de s’émanciper de la tutelle de son concurrent. Elle demande à la société Panavision105,
qui fabrique des objectifs, de lui étudier un procédé qu’elle serait
seule à exploiter. Panavision travaille déjà sur des objectifs de
projection qui lui assurent une notoriété de premier plan. Son
Super-Panatar, qui permet aux exploitants de salles de cinéma d’adapter
leurs appareils de projection à tous les ratios de compression, qu’ils
soient du CinémaScope ou de toute autre origine, est un tel succès que
la 20th Century Fox décide d’abandonner la fabrication de ses propres
objectifs de projection.
Et, en 1957, la MGM est fière de présenter son premier film en « MGM Caméra 65 », L’Arbre de vie, réalisé par Edward Dmytryk, avec Elizabeth Taylor et Montgomery Clift. En fait de nouvelles caméras MGM, il s’agit de classiques Mitchell BNC au format 65 mm.
En revanche, elles sont équipées d’un objectif révolutionnaire, dont
l’anamorphose n’est pas provoquée par un complément optique, mais par
construction, à l’intérieur même du système de lentilles. Il n’est plus
nécessaire de régler deux objectifs, même accouplés, un seul réglage
suffit, et aucune déformation de courbure ne vient plus perturber le
rendu optique. Au générique, sous l'indication "Filmé en MGM Caméra 65",
est précisé : "Objectifs de Panavision". Mis à part les objectifs, qui
sont la véritable nouveauté, le principe de prise de vue est identique à
celui du Todd-AO. La pellicule de 65 mm
se déroule verticalement, dans un ratio 1,33:1, et subit une
compression optique qui mène au rapport 2,55:1, plus allongé que le
CinémaScope. Le premier film en « MGM Caméra 65 » est en réalité
exploité seulement sous les espèces de simples copies en 35 mm, car au moment de sa sortie, les salles équipées en 70 mm sont accaparées aux États-Unis par un immense succès Todd-AO, Le Tour du monde en 80 jours, et ne veulent pas lâcher la proie pour l’ombre ! Il faut attendre 1959 pour que le premier film « MGM Caméra 65 », projeté en 70 mm, prouve la qualité exceptionnelle des optiques Panavision, le spectaculaire Ben Hur, avec Charlton Heston et Stephen Boyd,
autre grand succès. La MGM se lance alors dans un programme ambitieux
de six films à gros budget en « MGM Caméra 65 », dont le dernier, Les Révoltés du Bounty, imprudemment confié à la réalisation de Marlon Brando,
non seulement dépasse considérablement son budget, mais en plus se
confronte injustement au mépris de la critique et à l’absence du public.
Afin de renflouer ses caisses, avant même la sortie du film, la MGM est
obligée de rétrocéder à Panavision la paternité du procédé auquel cette
société a œuvré presque dans l’ombre. Panavision récupère aussitôt son
invention qu’elle commercialise sous le nom de Ultra-Panavision 70,
procédé offert à qui veut le louer. Plus tard, dégagé complètement des
productions MGM, le procédé est rebaptisé Super Panavision 70106. Par exemple, en 1961, Exodus est tourné par Otto Preminger en Super Panavision 70, ainsi que Lawrence d’Arabie, réalisé en 1962 par David Lean. En 1968, 2001, l'Odyssée de l'espace, est filmé avec le même procédé par Stanley Kubrick. La Super Panavision domine encore actuellement le marché du film à grand spectacle.
Techniscope
En 1960,
la filiale de Technicolor en Italie lance un nouveau format pour faire
du scope à moindre frais, sans pellicule ni objectif spéciaux : le Techniscope105.
On pourrait penser qu’il s’agit du résultat d’une réflexion de
Technicolor sur le gâchis de surface sensible que propose le procédé
Superscope, et sur l’économie qu’il offre néanmoins aux films à petit
budget. Au lieu d’augmenter l’épaisseur de la barre qui sépare les
photogrammes, pour obtenir comme dans le Superscope une image aplatie,
Technicolor choisit de supprimer cette barre en faisant impressionner
les photogrammes sur la hauteur de 2 perforations au lieu de 4 pour le
format 35 mm standard et pour le Superscope.
L’image est enregistrée au ratio 2,40:1 (2,33 aux débuts), aussi large
que le CinémaScope, mais elle présente le même inconvénient que celle du
Superscope : une définition moyenne lors des projections sur écrans
géants. En revanche, le procédé enregistrant sur la hauteur de 2 au lieu
de 4 perforations par photogramme, la dépense de pellicule négative est
deux fois moindre qu’avec les deux autres procédés. Les copies
d'exploitation sont au standard 4 perforations, et l’image allongée est
alors compressée par un système optique mis au point par Technicolor.
Comme la plupart des salles possèdent leur couple d’objectifs prévus
pour le CinémaScope, le Techniscope peut être projeté grâce au
concurrent.
Le premier film tourné en Techniscope sort en décembre 1960 : La Princesse du Nil, avec Linda Cristal. Les films suivants sont aussi des Série B, mais James Cameron utilise le procédé en 1997 pour réaliser les vues sous-marines du Titanic,
le Techniscope doublant la durée de tournage d’un magasin de caméra, il
se révèle idéal pour des prises de vues aux conditions d’accès
difficiles.
IMAX
Logé dans les centres de divertissement du grand public et du public familial, un dernier format de pellicule voit le jour en 1970 et se répand dans le monde entier. Il s’agit de l’IMAX,
qui présente sur des écrans encore plus vastes que les écrans géants
précédents, des films de court ou moyen-métrage, uniquement du type
documentaire. La prise de vues et l’exploitation en salle se font sur
une pellicule de 70 mm de large, qui défile horizontalement sur 15 perforations, d’où l’appellation 15/70 mm
IMAX. L’écran est sphérique et le « chrono » de l’appareil de
projection (son mécanisme même) est hissé à l’exact centre de la sphère,
d’où il projette à l’aide d’un objectif très grand angulaire aux
déformations optiques annulées par la sphéricité de l’écran. Les énormes
galettes de pellicule sont situées plus bas, et la pellicule monte
jusqu’à l’appareil (comme le câble d’un téléférique) et descend
rejoindre les dérouleurs à plat ou les enrouleurs verticaux. Le son
stéréophonique est complexe, enregistré séparément de l’image sur une
bande magnétique multipistes perforée de 35 mm
de large. Chaque salle est équipée de façon particulière, souvent avec
des effets de vibrations et de chocs des sièges, dits « dynamiques », à
seule fin de rendre plus grande l’illusion de participation à la scène.
Le procédé IMAX bénéficie dans certaines salles de sorties spéciales
de copies de films de long-métrage, adaptées au format IMAX, qui
complètent l’éventail de l’exploitation commerciale de ces œuvres. Des
épisodes de Batman, Harry Potter, Star Wars, ont ainsi leur version IMAX.
Article connexe : IMAX.
Mais le procédé 15/70 mm IMAX va vers sa
fin, pour basculer vers une renaissance générale du spectacle des films
de cinéma : l’IMAX numérique (sans pellicule) est déjà une réalité.
Fin de la pellicule, débuts du cinéma numérique
« Des considérations économiques et politiques cantonnent les salles de projection électronique à des expériences isolées »107, c’est le constat pessimiste que dresse la revue Écran total en septembre 1999 à propos des projets d’abandon au cinéma des pellicules 16 mm, 35 mm et 70 mm. Presque quinze ans plus tard, le baromètre que publie trimestriellement le CNC décompte au 29 mars 2013
« 5077 écrans numériques dans le parc global des salles en France, soit
93,6% du parc. Fin mars 2013, 86% des établissements (multiplexes)
disposent d’au moins 1 salle numérique (écran et projecteur sans
pellicule) et 1149 salles, soit un peu moins du quart du parc, sont
entièrement numérisées »108.
Ce qui semblait peu probable, voire impossible, il y a vingt ans, est
aujourd’hui une réalité. Personne ne peut nier que les 100% sont pour
demain et que bientôt, plus aucun film sous la forme de pellicule ne
circulera ni en France, ni en Europe, ni dans le monde entier, où des
soutiens financiers permettent le passage au tout numérique.
La sélection qui s’était déroulée aux débuts du cinéma, quand les
grands inventeurs, doublés de puissants moyens industriels et
financiers, Thomas Edison, les frères Lumière, ont été les seuls
capables de faire étudier leur projet par des équipes de fabricants,
payées et défrayées à l’année, dotées de moyens considérables (William
Kennedy Laurie Dickson et ses assistants successifs, à la charge de
l’Edison Co, et Charles Moisson et ses ouvriers, aux frais de la société
Lumière), avait éliminé par K-O les chercheurs solitaires, comme Émile
Reynaud, ou Georges Demenÿ, et bien d’autres.
Hier, au moment où le cinéma, à la suite de l’audiovisuel en général,
s’apprête à franchir le cap du numérique, ce sont encore des
industriels de stature internationale qui prennent le risque d’investir
des sommes colossales, sans nul équivalent jusqu’à présent dans les
recherches des différents formats argentiques. En 1999, Texas instruments, rompu à la fabrication des circuits intégrés lance sa technologie, le DLP Cinema109. Les premières projections publiques en cinéma numérique sont réalisées110 : le 18 juin 1999 aux États-Unis (Los Angeles et New York)111 et le 2 février 2000 en Europe (Paris) par Philippe Binant112. La résolution était de 1280 pixels par ligne et de 1024 pixels par colonne (le 1,3K)113.
« Pour certains puristes, les 1080 lignes de la HD américaine sont
bien loin de pouvoir rivaliser avec la finesse d’analyse de l’image 35 mm, qui représenterait l’équivalent de 4000 lignes de résolution. »107 La revue Écran total
donne la parole aux partisans du support argentique, mais prévient
« qu’il ne nous appartient pas de clore ce débat », une prudence
éditoriale nécessaire.
Aujourd'hui, en 2013, le DLP Cinema possède la résolution de 2048 pixels par ligne et de 1080 pixels par colonne (le 2K) ou la résolution de 4096 pixels par ligne et de 2016 pixels par colonne (le 4K).
Dès 2004, Sony avait présenté son standard numérique, le SXRD, dont la résolution dite 4K est de 4096 pixels par ligne et de 2160 pixels par colonne, à l’identique du support pellicule argentique traditionnel 35 mm et 70 mm.
Ainsi que l’avaient fait en 1903
tous les fabricants de matériel, de pellicules, et les producteurs de
films, qui avaient mis fin à la guerre des formats et s’étaient entendus
pour reconnaître le 35 mm aux perforations
Edison, comme la seule pellicule standard au niveau international, les
principales productions hollywoodiennes se sont réunies autour d’une
charte commune, le DCI (Digital Cinema Initiatives),
suivies par les instances européennes et internationales de régulation
de l’audiovisuel. Le DCI reconnaît les deux technologies de projection,
le DLP Cinema et le SXRD. Mais en 2010, le DCI repousse la technologie Texas instruments
en 2K, et cette société transforme alors à ses frais les systèmes
existants pour en faire du 4K. La raison en est que le 4K, outre sa
qualité égale aux formats photosensibles 35 mm et 70 mm,
permet une sécurisation plus poussée contre les interventions
malveillantes, car le grand souci des principales productions
hollywoodiennes, rejointes d'ailleurs par les productions européennes,
est le piratage des mémoires statiques qui contiennent les fichiers des
films, par des moyens informatiques grand public. Or, le 4K est capable
de détecter des manipulations non autorisées et de bloquer le système.
L'ouverture des moyens de lecture est cadenassée à plusieurs niveaux par
des clés (appelées KDM, Key Delivery Message) que le
distributeur fournit à ses clients officiels, les exploitants des salles
de projection. Les clés comportent notamment le programme de
projections que l'exploitant entend organiser chaque jour, ce qui permet
aussi au distributeur de contrôler le nombre effectif de séances
payantes en fonction des journées prévues par contrat. Les projections
"fantômes" - non déclarées au distributeur - sont donc impossibles.
C'est pourquoi le DCI, qui n'a pas vocation à la charité, attribue
cependant des aides dans le monde entier pour accéder aux projections
numériques, à condition que le matériel soit conforme aux normes de
sécurité anti-contrefaçon. Seule cette conformité permet d'activer les
clés KDM114.
Un troisième projet, celui du fournisseur historique du film souple, Kodak, c’est-à-dire Estman, sort en 2013 son Laser Projection Technology (LPT), un système différent qui recherche une meilleure luminosité de l’image numérique, à moindre coût.
Les caméras numériques se sont répandues, les systèmes de montage
existent déjà depuis un quart de siècle grâce à la télévision, le parc
de salles numériques suit massivement. La pellicule argentique
serait-elle en train de vivre ses derniers moments ? Pour l’instant, ce
serait faux de l’affirmer, car les différents décideurs ne connaissent
pas encore les conditions dans lesquelles le support numérique (mémoires
statiques) se conserve. Il est trop tôt, à leur avis, pour abandonner
le négatif argentique, même issu d’un tournage et d’une finition
numériques, comme moyen idéal de conservation de l’œuvre produite, car
on connaît parfaitement les problèmes de survie d’une pellicule
argentique, et les moyens de faire face à son éventuelle dégradation
dans le temps. Actuellement, seules des copies régulières peuvent éviter
la disparition du film enregistré dans une mémoire numérique, mais
aujourd'hui, on manque encore de recul pour avancer un avis fiable en
termes de durée de survie du support.
En France, le dépôt légal des films, reçu par le CNC, se fait encore obligatoirement sous la forme d’une copie 35 mm photochimique traditionnelle.
La caméra en mouvement
Travelling primitif ("vue panoramique Lumière")
En 1896, alors que les premiers films du cinéma n’ont pas encore cinq ans, François-Constant Girel,
envoyé en Allemagne par Louis Lumière, embarque sur un esquif pour
visiter les rives du Rhin. Plutôt indolent, l’opérateur estime qu’il est
plus aisé de demeurer confortablement sur le pont que de marcher en
portant la précieuse caméra et son trépied. Comme il lui est impossible
de faire mettre à l’ancre le bateau pour prendre des « vues », il décide
d’opérer en dépit de la navigation continuelle115. Le Lyon républicain, ce journal qui avait vendu la peau de l’ours en 1894, annonçant avant sa mise au point le « kinématographe Lumière », s’extasie en découvrant les vues projetées : « il
est une vue d’un effet absolument nouveau, prise sur un bateau en
marche se rendant à Cologne, et où l’on voit défiler, sous forme d’un
magnifique panorama, les rives si renommées du Rhin116. »
Mais Girel est loin d’être un bon opérateur, et ne restera d’ailleurs
pas longtemps au service des frères Lumière, cet « effet absolument
nouveau » est sans doute dû plus à son esprit de facilité qu’à son
talent.
Un autre opérateur, Alexandre Promio, a l’idée de faire se déplacer la caméra, alors qu’il est à Venise. « Arrivé
à Venise et me rendant en bateau de la gare à mon hôtel, sur le Grand
Canal, je regardais les rives fuirent devant l’esquif, et je pensais
alors que si le cinéma immobile permet de reproduire des objets mobiles,
on pourrait peut-être retourner la proposition et essayer de reproduire
à l’aide du cinéma mobile des objets immobiles. Je fis de suite une
bande que j’envoyai à Lyon avec prière de me dire ce que Monsieur Louis
Lumière pensait de cet essai. La réponse fut favorable117 ». Filmée le 25 octobre 1896, la bande est présentée au même journaliste enthousiaste : « le
Cinématographe, dans une élégante gondole, nous conduit jusqu’à Venise
où défilent successivement pendant ce trajet en bateau les plus beaux
points de vue de la cité vénitienne et tout cela au milieu d’un va et
vient de gondoles du plus gracieux effet118. »
Cet effet d’impression de déplacement par rapport au décor, Louis
Lumière l’intitule « Vue panoramique Lumière », et le succès est tel que
tout opérateur un peu imaginatif inscrit à son tableau de chasse une ou
plusieurs vues en mouvement, la caméra étant installée sur tout ce qui
peut la transporter avec son opérateur : voiture, train, ascenseur,
traîneau, téléphérique, trottoir roulant, Grande roue, ballon
dirigeable, puis avion, etc.
Il faut imaginer à quelles difficultés doivent faire face les
opérateurs pour ramener de telles images. Dans les douze premières
années du cinéma, aucune caméra n’est équipée de viseur. Pour cadrer, on
a recours au procédé utilisé en photographie : on règle l’appareil en
observant directement la fenêtre de prise de vue. Pour cela, l’opérateur
emporte toujours avec lui un morceau de pellicule voilée qu’il charge
dans le couloir de prise de vue. Il voit ainsi l’image telle qu’elle
sera impressionnée (donc, tête en bas, et inversée gauche-droite). Son
cadrage fait, il bloque alors les vis de réglage du trépied, et charge
la caméra avec un bobineau vierge. À partir de ce moment, il ne lui
reste plus qu’à filmer « à l’aveuglette », son principal souci étant de
tourner la manivelle du mécanisme à la bonne vitesse, et à garder le
rythme. Le plus souvent, les opérateurs du cinéma des débuts ont
pratiqué la prise de vue photographique, et possèdent un « œil aiguisé »
(sharp eye), ils connaissent l’étendu du champ filmé par leur
caméra. Dès qu’un sujet très mobile sort de « l’entonnoir de
l’objectif », ils corrigent le cadrage en déplaçant très rapidement
l’appareil, à l’estime (un coup de pied habile dans le trépied
suffit !). Les mouvements constatés dans certains bobineaux de films
primitifs sont parfois baptisés « panoramiques » par des historiens du
cinéma, abusés par ces rattrapages de cadre accidentels119.
Panoramiques
Ce que nous appelons aujourd'hui un panoramique,
ce mouvement de caméra voulu par l’opérateur, agissant sur les deux
axes : horizontal et vertical, apparaît, comme le travelling, dès 1896. Laurie Dickson, le premier, inaugure le panoramique horizontal (suivant l’horizon), appelé pan en anglais. C’est James White qui ose en 1900, après ses panoramiques de droite à gauche sur le pont Alexandre-III, un panoramique évident et tentant sur la Tour Eiffel, un panoramique de bas en haut, puis de haut en bas, un panoramique vertical, appelé tilt en anglais120.
En 1900, les Anglais de l’école de Brighton utilisent dans leurs films de poursuite (chase films),
pour mieux suivre les déplacements de leurs comédiens, une disposition
reprise des « vues » de Louis Lumière, la « diagonale du champ »121. L’idée du panoramique leur vient spontanément à partir des trajectoires du chat et de la souris, base élémentaire des chase films.
L’Anglais Alfred Collins, qui n’est pas de Brighton mais travaille pour
la filiale anglaise de Gaumont, est le premier à exécuter des
panoramiques dans un but dramatique, notamment pour suivre en 1903 le déplacement d’une automobile dans Mariage en auto (The Runaway Match)122.
Dans ce film trépidant, Alfred Collins utilise plusieurs fois le
travelling en embarquant sa caméra sur le capot moteur des automobiles
qui se poursuivent. En effet, la mariée fuit ses parents, d'où l'un des
titres anglais quelque peu francophile : Elopement a la mode (Fugue à la mode).
Mais, pour que le public ne soit pas désorienté en passant d'un
véhicule à l'autre, une figure de montage alterné qui, à l'époque, n'a
encore jamais été utilisée, Collins introduit des sous-titres avant
chaque plan : "Véhicule des poursuivants", "Véhicule des poursuivis".
Ainsi, les spectateurs s'y retrouvent 123!
En 1901, pour Edison, à l’Exposition Pan Américaine, Edwin Stanton Porter fait un panoramique en deux temps, débutant en plein jour et à mi-course, se continuant dans la nuit.« Ce
plan d’apparence très simple est en réalité une performance technique.
La seconde partie du panoramique, en nocturne, a été enregistrée à une
cadence de prise de vue beaucoup plus faible, afin de diminuer la
vitesse d’obturation, ce qui a permis d’impressionner la pellicule dans
une relative obscurité124! » Cette prise de vue à cadence faible (undercranking)
accélère le mouvement apparent à la projection. Pour donner l’illusion
d’une même vitesse dans ce panoramique en deux parties, il a fallu que
Porter contrecarre cette accélération apparente en ralentissant
l’exécution du mouvement de panoramique.
Le panoramique horizontal est le plus facile à exécuter et rend le
meilleur résultat, le panoramique vertical ayant l’inconvénient de
dresser l’objectif vers le ciel qu’un opérateur qui se respecte se doit
d’éviter à cette époque car les émulsions disponibles sont encore du
type orthopanchromatique : elles ne reproduisent que partiellement le
spectre visible, le rouge est rendu par un gris neutre (c’est pourquoi
les comédiens se maquillent les lèvres en noir, afin de les tirer de
leur transparence sur pellicule), le bleu, lui, est reproduit
catastrophiquement en blanc (les ciels les plus bleus paraissent donc
délavés, d’un blanc d’où ne ressortent évidemment aucun nuage).
C'est pourquoi les opérateurs de prises de vues ont plutôt tendance à
considérer l'horizon comme une limite au-delà de laquelle l'image
rendue est peu intéressante (du blanc, rien que du blanc). Il faut
attendre 1920 et l'arrivée sur le marché d'une pellicule de type panchromatique, rendant correctement en noir et blanc toutes les couleurs du spectre visible à l'œil nu125.
D'autre part, pour faciliter la manœuvre du panoramique horizontal,
et parce que les caméras sont bientôt chargées avec des galettes de 60,
120 puis 300 mètres de pellicule, pouvant enregistrer plusieurs plans,
et nécessitant de déterminer autant de cadrages différents, la caméra
est équipée d'un tube de visée accolé d'abord au sommet de la caméra,
puis sur le côté (pour dégager la partie haute, réservée au couple de
magasins de pellicule, vierge et enregistrée). La tête du trépied sur
laquelle est fixée la caméra est munie de manivelles actionnant les
réglages horizontaux et verticaux, et permettant d'exécuter commodément
des panoramiques dont la trajectoire peut être contrôlée grâce au tube
de visée. Mais l'opération reste acrobatique, car le mécanisme des
caméras est encore entraîné par une manivelle. Ce qui fait 3 manivelles à
activer pour une seule personne.
L'opérateur fétiche de D.W. Griffith, Billy Bitzer, raconte dans ses mémoires sur le tournage d'Intolérance (1916) que son coéquipier Karl Brown « tournait
la manivelle [d'entraînement du mécanisme de la caméra] au moyen d'un
câble flexible, tandis que je commandais les manettes qui la faisaient
panoramiquer126 ».
Pour contrôler le cadrage, Billy Bitzer a implanté à l'intérieur de
l'appareil de prise de vues un tube de visée qui lui permet de regarder « directement
l'image impressionnée sur la pellicule, par l'arrière de la caméra, et
ce, grâce à un oculaire garni d'un œilleton en caoutchouc qui s'ajustait
exactement à mon œil afin que la lumière ne voile pas le film127 ». L'amélioration et l'allègement des batteries permettent au cours des années 1920
l'apparition de l'entraînement du mécanisme par un moteur électrique
qui libère enfin le bras droit de l'opérateur, disponible pour manœuvrer
seul les manivelles du trépied.
Travellings
Dans les années 1910,
les films américains sont peuplés de poursuites où le réalisateur fait
embarquer la caméra sur des trains ou des voitures. La vitesse est un
nouvel ingrédient des films d’aventures, flattant un public qui n’a ni
les moyens de posséder une auto rapide, ni ceux de prendre place dans un
train express. Le passage poursuivi-poursuivant n'a plus besoin d'être
indiqué car, depuis le premier film de D.W. Griffith (Les Aventures de Dollie),
les cinéastes savent comment on raconte des actions simultanées par le
découpage en plans et par le montage parallèle, et le public est
désormais familiarisé avec ce type de récit.
En 1912, un réalisateur de Thomas Edison, Oscar Apfel, annonce les différents flash-backs du film Le Passant (The Passer-By)
par un travelling avant sur le personnage principal, une façon
« d’entrer dans sa tête » puis « d’en sortir » par un travelling
arrière, après le flash-back128.
Cet emploi particulier du travelling sera à l’honneur dans les années
1950, à l’occasion des nombreux mélodrames de l’époque, et il est une
occurrence systématique dans les films d’aujourd’hui, soucieux du « tout
en mouvement ».
Dans les années 1920, un jeune cinéaste français rêve d’un cinéma total. Sous son nom d’artiste, Abel Gance, il essaie toutes les possibilités de travellings embarqués sur différents véhicules. Pour son monumental Napoléon
(1927), il cherche à rendre le mouvement des batailles en exigeant de
ses opérateurs qu’ils tournent certains plans sans trépied, on dirait de
nos jours : « caméra à l’épaule ». Mais il est encore trop tôt pour
cette expression, car l’opérateur serre d’une main la caméra contre ses
abdominaux et de l’autre actionne la manivelle, comme le ferait un
joueur d’orgue de barbarie portatif. Caméra aux tripes, impossible de
viser ! Abel Gance obtient ainsi des plans réputés jusqu’alors
infaisables, très dynamiques et spectaculaires. Il fait même propulser
des caméras à travers les airs, à l’aide d’une sorte de catapulte, pour
obtenir le plan subjectif d’un boulet de canon, ou d'une boule de neige129,
expérience peu probante, la subjectivité d’un objet se devant d’être
appuyée, confirmée, par des plans de l’objet en mouvement, comme on le
voit dans le cinéma numérique d’aujourd’hui, avec, par exemple, des
plans subjectifs de flèches en vol (Robin des Bois, prince des voleurs de Ken Reynolds).
En 1922, le cinéaste suédois Mauritz Stiller montre dans La Saga de Gösta Berling, la course nocturne d’un traîneau sur un lac gelé, avec des plans filmés en travelling latéral depuis un autre traîneau. « Filmer
en extérieur la course qui se déroule à la tombée de la nuit aurait
nécessité des moyens d’éclairage énormes et brutaux qui n’auraient pas
donné d’aussi beaux plans rapprochés des comédiens. Ces plans ont été
réalisés en studio, et le paysage de glace nocturne qui défile derrière
eux était peint sur un énorme cylindre qui tournait en arrière-plan,
comme Méliès l’avait fait auparavant dans La Conquête du Pôle en
1912 pour ses fonds de ciels étoilés. Cette séquence de poursuite sur la
glace et les plans très rapprochés du visage bouleversant de beauté de
Greta Garbo ont fait d’elle une star internationale surnommée la
« Divine »130 ».
C’est à cette époque l’âge d’or du cinéma muet, et déjà tous les
mouvements de caméra sont expérimentés et propagés. La fabrication de
rails de travelling tubulaires, légers et néanmoins rigides, apparaît
dès les années 1920, permise par la commercialisation du duralumin, alliage d’aluminium, de cuivre et de magnésium, qui équipe aussi le chariot sous la forme de quatre bogies à deux roues.
En 1956, le cinéaste français Albert Lamorisse met au point un système anti-vibratoire de prises de vues en hélicoptère, qu’il nomme Hélivision. Il commence par accumuler une quantité de plans d’archives (stock-shots) sur différentes régions de France, puis de superbes prises de vues de la ville de Paris, pour lesquelles il obtient d’André Malraux une exceptionnelle autorisation de survol à basse altitude. Puis, c’est le film Le Voyage en ballon, qui fait connaître internationalement son système anti-vibratoire. Les premiers James Bond utilisent les prises de vues aériennes depuis un hélicoptère équipé du système Hélivision. Notons qu’Albert Lamorisse est tué en 1970 dans le crash de son hélicoptère, lors de prises de vues en Iran.
Les ballons dirigeables, les avions, les hélicoptères sont couramment
utilisés, associés à divers systèmes anti-vibratoires (Hélivision,
Wescam) pour des travellings aériens à faible ou grande vitesse et à
altitude variable. Sont aussi appréciés des sortes de téléphériques
installés sur un câble tendu entre deux pylônes (Aérocam ou Skycam) qui
permettent des survols à très basse altitude et à grande vitesse
(jusqu'à 60km/h) de scènes de poursuite (ainsi que des vues aériennes de
sportifs), ou sur quatre câbles tendus entre quatre pylônes, les quatre
câbles étant synchronisés pour se rétracter ou s'allonger grâce à
autant de treuils, comme la Cablecam qui permet un déplacement complexe à
l'intérieur du quadrilatère formé par les quatre pylônes (dans E.T. ou dans Le Seigneur des anneaux). Mais la grande nouveauté (1976) est incontestablement le système Steadicam
qui permet à la caméra, portée par un opérateur spécialisé, de se
déplacer au sol comme si elle flottait sur un coussin d'air, avec en
prime la possibilité d'un court mouvement en hauteur. Ce système est
aussi utilisé pour permettre une mise en place rapide de la caméra par
rapport aux comédiens, dans un plan qui ne comporte pas nécessairement
de travelling.
Article connexe : Steadicam.
Article connexe : Travelling.
Article connexe : Glossaire du cinéma.
Mouvements de grue
Dans ses mémoires, Billy Bitzer donne des précisions sur le
dispositif qui lui avait permis de filmer le festin orgiaque de
Balthazar dans la partie babylonienne d’Intolérance : un
ascenseur sur rails qui permettait à la caméra, après avoir montré en
plongée l’ensemble du décor gigantesque du palais, de s’approcher des
cinq mille figurants tout en abaissant sa trajectoire vers le sol.
Géant de 45 mètres de haut, avec une surface utile au sommet de 4 m2
et une largeur au sol d’une vingtaine de mètres carrés, la tour
contenait un ascenseur, une plate-forme supportant la caméra, qui
pouvait monter ou descendre tandis qu’on faisait avancer le tout sur des
rails de chemin de fer. Pour la manœuvrer, il fallait 25 machinistes131… « Plus
modestement, mais tout aussi ingénieux, des ascenseurs à piston
hydraulique ont longtemps équipé les grands studios, en Amérique comme
en Europe. Ils permettaient par exemple de filmer un personnage montant
ou descendant un escalier tournant, l’escalier de décor était construit
autour de l’ascenseur du studio132 ».
Le dispositif d'Intolérance, qui révèle aussi bien la
mégalomanie de Griffith que l’ingéniosité des techniciens de cinéma, a
évolué pour donner la grue de cinéma, un système en équilibre à deux flèches,
l’une pour porter au minimum la caméra et son opérateur, mais souvent
aussi le premier assistant opérateur (chargé de « faire le point »), et
parfois le réalisateur, l'autre, dite contre-flèche, pour porter le
contrepoids d'autant plus lourd que la contre-flèche est plus courte.
Les deux flèches forment un parallélogramme
articulé qui permet au support de la caméra et aux sièges du personnel
d’être toujours dressés verticalement. Les deux flèches sont parfois
munies de haubans latéraux pour assurer une géométrie parfaite de
l'ensemble. Les grues nécessitent toujours un nombre important de
machinistes pour les mettre en état de fonctionnement et contrôler leur
débattement (voir photo).
Dans Le Caméraman, Buster Keaton
fait un clin d'œil à cet engin de machinerie géant et coûteux, mais
toutefois utilisé couramment dans toutes les productions hollywoodiennes
(1928). L’apprenti caméraman assiste à une bataille sanglante dans Chinatown,
du haut d’un échafaudage que les combattants arrivent à détacher du mur
à coups de lames involontaires. L’échafaudage, devenu parallélogramme
articulé, se comporte alors comme une grue de cinéma, et s’effondre,
entraînant Buster - qui continue de mouliner la manivelle de sa caméra -
dans un gracieux mouvement d’arrondi descendant, avec un beau nuage de
poussière à l'arrivée : la grue du pauvre !
En 1930, René Clair ouvre et clôture son film Sous les toits de Paris « par
un mouvement de grue qui part des cheminées crachant leur fumée,
descend dans la rue où un chanteur ambulant vend ses partitions et les
interprète en chœur avec les habitants du quartier. À la fin du film,
c’est le mouvement de grue inverse qui éloigne notre regard du bateleur
et nous emporte jusqu’au-dessus des toits de Paris132 ».
Un système est très en vogue dans les superproductions hollywoodiennes des années 1930. Ainsi, dans Autant en emporte le vent,
un plan impressionnant décrit les innombrables blessés des troupes
sudistes, couchés à même le sol de la gare, durant la défense d’Atlanta.
Une construction en bois, un « plan incliné » partant du sol et
culminant à plusieurs dizaines de mètres, permettait à un chariot à
bogies de gravir la montée sur des rails, emportant avec son support
horizontal la caméra et les opérateurs dont le poids était compensé par
un contrepoids à déplacement vertical. De nos jours, ce travelling
ascendant serait obtenu grâce à un grand modèle de Louma, ou autre
marque, en évitant le risque d’emmener des techniciens dans les airs.
Les comédies musicales des années 1950 utilisent les mouvements de grue pour survoler les troupes de danseurs et donner aux séquences musicales de superbes envolées.
En 1937, dans Jeune et innocent, Alfred Hitchcock
concocte l’un des plus célèbres mouvements de grue du cinéma. Accusé
d’un crime qu’il n’a pas commis, un jeune homme part à la recherche de
l’assassin dont on ne sait qu’une chose : il souffre d’un clignement
maladif de l’œil gauche. « Dans un mouvement de
grue de soixante et quelques secondes, qui nous mène du hall d’entrée
d’un cabaret à la salle où évoluent de nombreux couples, la caméra
survole la piste, elle descend progressivement, se dirige vers
l’orchestre, des musiciens blancs grimés en noirs, dont elle isole le
batteur, s’approche de lui, de plus en plus près, finit par un gros plan
très serré de son visage, et soudain… l’homme cligne nerveusement de
l’œil gauche133 ».
De nos jours, les grues de cinéma ont suivi les avances
technologiques de leurs mères des chantiers de construction. Grâce à la
visée vidéo et aux commandes à distance, elles sont munies d’un bras
télescopique qui permet un grand débattement dans l’espace. Le seul
poids à compenser étant celui de la caméra, l’équilibrage du système est
plus facile à obtenir et moins colossal. Une grue pouvant élever une
caméra à deux ou trois mètres de haut peut être mise en fonction et
actionnée par un seul machiniste. Les grues les plus performantes
élèvent leur charge à une trentaine de mètres.
التسميات:
دروس
بقلم الياس معاد
إسمـي الياس معاد مـن مواليـد سنـة 1989 ،بلـدي هـو المغرب، أهتم بمجال الفنون كلها بحكم مساري الدراسي و شغفي بالفنون السبعخريج الجامعة المتعددة التخصصات بورزازات شعبة التقنيات السمعية البصرية ; و السينما تخصص الصوت و الصورة خريج المعهد المتخصص في مهن السينما شعبة محرك آلياتي وكهربائي -أستاذ التعليم الابتدائي بورزازات -طالب باحث في المدرسة العليا للأساتذة بماستر التعليم الفني و التربية الجمالية بمكناسروابط هذه التدوينة قابلة للنسخ واللصق | |
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